samedi, juillet 16, 2011

Haïti, Quisqueya ou Bohio : Comment donc appeler cette île ?




L’acte de nommer, surtout quand il s’agit d’un être animé ou d’un lieu, revêt souvent un caractère solennel.

L’on pourrait dire, en adaptant le concept de Searle et Austin [2], qu’iI s’agit d’un acte illocutoire, c’est-à-dire qui confère au locuteur la capacité de s’approprier la chose nommée et le pouvoir d’agir sur le réel ou l’imaginaire de collectivités humaines.
D’où les passions et même les tabous qui, dans maintes cultures, entourent les noms propres.

Dans notre pays, les discussions, sur l’origine et la signification des noms de notre pays et de notre île, sont loin d’être taries.
Depuis quelque temps, se dessine, chez nous, la tendance à désigner l’île que nous partageons avec la République Dominicaine par le nom de Quisqueya (en graphie créole Kiskeya). Tandis qu’en République Dominicaine, la tendance est d’employer les vocables La Española ou Ile de Santo Domingo.
Ce sont ces appellations, et d’autres, que je vous propose de revisiter avec moi, même si je risque d’aller à l’encontre de certaines positions idéologiques fortement ancrées chez nos intellectuels et idéologues.

Les anciens noms de l’île

Tous les scolarisés haïtiens ont appris dans leurs manuels de géographie et d’histoire, que notre île s’appelait à l’origine « Haïti, Quisqueya ou Bohio » et que c’étaient les noms utilisés par les aborigènes Arawak (ou Taïno) peuplant l’île en majorité à l’arrivée de Christophe Colomb.

Pour la plupart des historiens dominicains, le nom taïno de l’île est bien Haïti [3], tandis que pour d’autres, le nom originel serait plutôt « Quisqueya ou Babeque ». Dans les ouvrages dominicains consultés, « Bohio » n’est pas mentionné comme nom de l’île.

Ces noms taïnos auraient donc un caractère « d’authenticité originelle » et renvoient, dans l’imaginaire populaire, à un passé idyllique, quand l’île était le « Paradis des Indiens ».
Puis, vinrent la Conquête et la Colonisation et les noms imposés par les Européens : « La Espanola, Hispaniola, Santo Domingo » imposés par les Espagnols et « Saint-Domingue » imposé par les Français.

Une convention, tacite chez certains historiens, voudrait que ces différents noms soient employés pour désigner différentes périodes de l’histoire de l’île, pré-colonies, colonies et post-colonies. Cependant, cette logique n’est pas toujours au rendez-vous. Par exemple, dans certains manuels scolaires dominicains, l’île s’appelle tout simplement « Isla de Santo Domingo », même quand il s’agit de la période précolombienne ou de périodes géologiques plus reculées [4].

Il règne donc une certaine confusion.

Aujourd’hui, certaines voix remettent en question ces assertions sur les noms taïnos de l’île, ou offrent des interprétations différentes sur ces appellations.

Ainsi, selon certains auteurs dominicains, Haïti ne serait-elle pas le nom de l’île, mais seulement d’une région connue -jusqu’à aujourd’hui- comme Los Haitises [5].

Selon les mêmes sources, Quisqueya ne serait pas véritablement un nom taïno, mais aurait été introduit par le chroniqueur italien Pietro Martyr d’Anghiera, lequel n’avait jamais visité les Indes. Et, selon certains auteurs haïtiens et dominicains, le vocable bohio, interprété à tort par Colomb comme le nom de l’île, aurait plutôt comme signification « chez moi » et désignerait seulement l’habitat typique des Tainos.

Il serait souhaitable que les historiens de l’île fassent la lumière sur ces points.

Malheureusement, comme le soulignait déjà Jean Fouchard (1988 : 7), très peu de documents sur la période précolombienne et la conquête de notre île nous sont parvenus, la perspective des Tainos est fragmentaire et indirecte, et nous ne pouvons nous fier qu’aux témoignages des chroniqueurs espagnols, avec toutes les limites qu’ils comportent.

La source première reste et demeure le Journal de bord de Christophe Colomb.

Dans son récit du premier voyage (1492-1493), l’Amiral se réfère constamment à notre île par les noms qu’il lui a lui-même donnés : La Española, Hispaniola et celui utilisé par ses interprètes : « Bohio, comme les Indiens appellent l’île Hispaniola ».

Dans les entrées du Journal, comprises entre le 26 novembre 1492, où ses guides lui parlent pour la première fois de Bohio [6] et le 16 janvier 1493, où il perd de vue Hispaniola, Colomb ne mentionne même pas une fois les noms de Quisqueya et d’Ayiti. Fait assez curieux, car les vingt interprètes de Colomb - venant des Lucayes et de Cuba, et qui parlaient le lucayo et le taino [7], même s’ils ne parlaient pas le marcorix dominant à l’île d’Ayiti – devraient, au moins, en connaître le ou les toponymes.

Est-ce à dire que ces termes n’étaient pas en usage ?
Non, car d’autres chroniqueurs, témoins privilégiés de la conquête et de la vie à l’île Espagnole, comme Frère Bartolomé de Las Casas, Frère Romain Pane et Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valvez, affirment que les Tainos appelaient leur île Ayiti [8].

On est tenté de conclure que, même s’il y avait d’autres appellations, le nom le plus répandu parmi les aborigènes de l’île était bien Ayiti.

D’où la décision de Dessalines qui, pour bien marquer la rupture avec toute forme d’esclavage et de colonisation, en proclamant l’indépendance le 1er janvier 1804, créa la République d’Haïti et, dans un geste symbolique et politique fort, « redonna à l’île entière le nom indien d’Haïti ».

Cet exemple fut suivi, quelques années plus tard, par Nuñez de Cáceres qui, en proclamant le premier Etat indépendant à l’Est en 1821, le nomma « El Haïti Español  »

Cependant, l’origine taino de Ayiti ne fait pas l’unanimité.
Une autre source pour rechercher la signification du mot Ayiti, est la tradition africaine.

Max Beauvoir [9] soutient que les Africains nommaient ce bout de terre « Ayiti Toma », Ayiti signifiant "notre pays, notre terre, la terre qui nous appartient désormais », et le mot Toma « chaque parcelle de terre à l’intérieur des lignes frontières de ce pays ».

A l’appui de sa thèse, Beauvoir présente un chant, transmis par la tradition orale vodou, intitulé « Houenouho", qui serait de langue fon et dont le titre signifierait « Témoignage historique » ou « Histoire très importante ».

Certains auteurs ont signalé la présence dans la colonie française de Saint-Domingue, du groupe ethnique des Toma [10] qui, toutefois, n’étaient pas en supériorité numérique.

L’expression « Ayiti Toma » s’expliquerait par le fait que Dessalines faisait partie de ce groupe. [11].

Les autres vocables, utilisés de la période coloniale jusqu’aux indépendances au XIXe siècle ,pour désigner l’île scindée en deux colonies, sont bien documentés [12] : à partir de 1697, Santo Domingo pour la colonie espagnole et Saint-Domingue pour la colonie française.

Quant au nom donné à toute l’île, c’est tantôt « l’île de Santo Domingo », tantôt « l’île de Saint Domingue », selon que l’on soit rattaché à l’une ou l’autre puissance, et parfois « Hispaniola ».

A partir de 1804, le monde francophone désigne la nouvelle République et l’île entière par le vocable Haïti, tandis que dans le monde hispanique, et en République Dominicaine en particulier, la tendance est d’employer « l’île de Santo Domingo  » ou l’ l’île Espagnole (la Isla Española) ou tout simplement l’Espagnole (La Española) et assez, rarement la Hispaniola.

Les usages contemporains

Notre pays s’est approprié le nom taïno de l’île, orthographié désormais Haïti en français (moderne) et Ayiti en créole.
Les Dominicains eux, se sont appropriés le vocable Quisqueya pour désigner leur portion de terre, même si le nom ne figure pas dans l’appellation de la République Dominicaine.

Quiconque en douterait, n’aurait qu’à se référer à l’hymne national dominicain qui célèbreQuisqueya la indómita, (Quisqueya l’insoumise). L’hymne ne mentionne pas le terme « Dominicanos » mais bien « Quisqueyanos » et l’appel aux « Quisqueyanos valientes » (vaillants Quisqueyens) fait vibrer, sans ambigüité aucune, nos valeureux voisins.

L’adjectif quisqueyano/a (quisqueyen), utilisé en République Dominicaine ou en diaspora, fait référence sans équivoque et exclusivement, à nos voisins, ou à leurs descendants. Qu’il s’agisse de Quisqueya Heights à Manhattan, des Bodegas Quisqueyanas de l’avenue Amsterdam ou du Bronx, de l’Estadio Quisqueyano, du Partido Democratico Cristiano Quisqueyano de Santo-Domingo : ce sont des icônes qui font référence exclusivement à la culture dominicaine.

Nous voilà donc dans une situation assez confuse.
Les Haïtiens continuent d’appeler l’île entière Haïti et les Dominicains « île de Santo Domingo  » ou, de plus en plus, « île Espagnole ».

Alors que Quisqueya, pour les Dominicains, fait nettement référence à la République Dominicaine, pour certains Haïtiens, le vocable devrait désigner l’île entière et ses deux républiques.
La promotion du vocable Quisqueya par ces professionnels, artistes et intellectuels haïtiens part d’un bon sentiment. Il s’agirait de faire amende honorable, en cessant de « noyer » nos voisins Dominicains dans le terme « île d’Haïti » -qu’ils rejettent d’ailleurs- et de chercher un terrain d’entente, en se tournant vers un passé taino commun. Il s’agirait aussi, pour ces protagonistes haïtiens, de marquer un tournant dans les rapports entre les deux peuples à placer désormais sous le sceau de la compréhension mutuelle et de la cordialité.
Très bien.

Mais le vocable Quisqueya est-il bien choisi ?

Si la nation dominicaine s’identifie tellement fort avec ce nom-symbole, ne risque-t-on pas de créer des ambigüités et d’ajouter encore davantage à la confusion régnante ? Car ce que l’on propose en fait, c’est de remplacer une polysémie ancienne (Haïti désignant la partie et le tout) par une nouvelle (Quisqueya désignant la partie et le tout).

Qu’y gagne-t-on ? Cette question a des implications non seulement symboliques et idéologiques, mais aussi pratiques.

Dans le même ordre d’idée, parler de « l’île Quisqueya » implique qu’il faut aussi nommer les habitants de cette île, i.e. les « Quisqueyens », (Quisqueyanos), comme l’a suggéré un auteur haïtien.

Proposer aux Dominicains que leur mot icônique « quisqueyano/a » puisse désigner l’espace insulaire, cela pourrait peut-être marcher, puisque dans une perspective dominicaine, le nom de leur territoire est celui qui colore l’ensemble. Que la référence explicite à Haïti disparaisse ne les gênerait pas trop, d’autant plus que cet effacement est proposé par les Haïtiens eux-mêmes.

Mais suggérer que le mot quisqueyano/a désigne les citoyens de l’île, i.e. Dominicains et Haïtiens, c’est, à mon sens, faire peu cas de la sensibilité historique et culturelle des Dominicains. Cela risque d’être perçu tout simplement comme une hérésie pour tout Dominicain, tant soit peu patriote.

Ce serait apporter de l’eau au moulin des ultranationalistes. Les vieux malentendus, autour de la crainte de la « fusion » et de « l’union » des deux pays, de la perte de la dominicanité, etc. ne manqueraient pas de surgir.

En plus des questions symboliques et idéologiques, toujours délicates à aborder, se posent aussi des problèmes pratiques, eux, relativement plus faciles à résoudre.

Si l’Initiative Quisqueya, lancée par les hommes d’affaires haïtiens, semble avoir été bien reçue par leurs homologues dominicains [13], c’est peut-être parce qu’elle est circonscrite à des activités concrètes,- la promotion d’un label commun pour certains produits - où les gains économiques mutuels prennent le pas sur les problèmes idéologiques.

Dans un contexte plus large, au niveau de la coopération bilatérale par exemple, les obstacles idéologiques et pratiques prennent une autre dimension.

Il faudrait, à tout moment, savoir quand le vocable Quisqueya se réfère à l’ensemble des deux pays ou seulement à la République Dominicaine.

Ce qui implique des accords entre les deux gouvernements et même la mise en place d’un cadre régulateur.

Un exemple suffira à illustrer mon propos.

Le projet Quisqueya Verde, lancé en 1997 par le président Leonel Fernandez et le ministère de l’environnement dominicain, concerne des actions de reboisement à mener sur le territoire dominicain. Tous les fonds, alloués à ce projet, devraient être gérés par le gouvernement dominicain.

Dans l’hypothèse, où l’appellation Quisqueya Verde désignerait l’ensemble des deux Républiques, il y a des possibilités que des fonds levés pour l’île Quisqueya soient dépensés uniquement dans la partie dominicaine, ce qui entrerait normalement dans la logique du plan initial. Une fois de plus, on court le risque de confondre la partie et le tout.

Les bons comptes faisant les bons amis, l’on aurait intérêt, de part et d’autre, à éviter des termes prêtant à confusion.

Comment donc nommer cette île, car il faut bien la nommer !

En fait, deux questions se posent : la première, faut-il changer le nom de l’île, et si oui, qui est habilité à la faire ? Et la deuxième, s’il faut changer le nom de l’île, quel nouveau nom choisir ?

Pour répondre à la première question, il faudrait se référer aux textes de lois en vigueur.

Les chartes des deux pays, mentionnent clairement les appellations « Ile d’Haïti » dans la constitution haïtienne de 1987 (article 8, alinéa a), et « Ile de Santo Domingo », dans la constitution dominicaine de 2010 (article 9, alinéa 1).

Ces textes s’inscrivent dans la continuité des textes officiels des XIXe et XXe siècle où les deux pays utilisent respectivement ces deux appellations [14].

Changer le nom de l’île devient donc une affaire nationale d’abord, liée à la souveraineté, à l’identité et l’imaginaire collectifs.

Tout changement impliquerait, dans chaque pays, une très large concertation de la population et ne saurait se limiter à des cercles d’intellectuels et d’artistes. Elle devient aussi une importante question bilatérale et les deux pays décideraient, d’un commun accord, et sur une base de réciprocité, à renoncer aux appellations consacrées dans les textes de loi, pour en adopter une nouvelle.

A la deuxième question, s’il fallait renoncer aux noms « d’ île d’Haïti » et « d’ île de Santo Domingo », je suggèrerais, au risque de froisser la fibre nationaliste haïtienne, d’utiliser le vocableHispaniola pour désigner l’île entière.

C’est le choix que je ferais, pour des raisons pratiques avant tout.

En procédant par élimination, Haïti et Quisqueya, renvoyant, avant tout, à chacune des deux républiques, se disqualifient, pour les raisons de polysémie et d’ambigüité exposées plus haut.
Bohio, approprié surtout par les Porto-Ricains et par le monde caribéen en général pour désigner un style d’architecture vernaculaire popularisé par le tourisme de masse, est aussi à exclure.

Reste Hispaniola.

Ce vocable s’est imposé dans la littérature scientifique du monde anglo-saxon (cartographie, géographie, géologie, sciences sociales, etc.) où la forme latinisée de La Española utilisée par les chroniqueurs espagnols et italiens, a été réintroduite depuis de nombreuses décennies [15].

En République Dominicaine, on lui préfère La Española et parfois même le terme ¨La Isla¨, choix sur lesquels je ne m’aligne pas.
Le terme Hispaniola gagne du terrain dans le monde francophone également. Pourquoi ne pas suivre le courant ?
Il est vrai que, d’un point de vue idéologique, la référence aux conquérants espagnols et aux souffrances des Tainos est associée à ce terme. Certes, mais la plupart des pays latino-américains, y compris la République Dominicaine, ont depuis longtemps établi des rapports privilégies avec leur ex-métropole.
Devons-nous rester figés dans une posture de victimes ou prétendre gommer le passé quand il nous gêne ?

Dans cette logique, il faudrait éliminer tous les toponymes à consonance française ou espagnole de notre portion d’île, en commençant par Port-au-Prince, Mirebalais, Cap-Haitien, sans oublier Lascahobas, Hinche, Los Cacaos, Cerca-la-Source, San Pèd, etc.

Par ailleurs, cela n’empêche pas que, symboliquement, chacune des deux républiques se raccroche, à des degrés divers, à son héritage taïno.

A Hispaniola, il y a eu du bon et du mauvais, et c’est au temps d’Hispaniola que s’est forgée notre identité aux trois composantes tainos, européennes et africaines.

Ce terme, aux consonances hispaniques, pourrait probablement rencontrer l’adhésion des Dominicains, puisque ces derniers revendiquent toutes choses espagnoles comme éléments forts de leur identité.

Reste à savoir si la population haïtienne, intellectuels et idéologues en tête, sont prêts à faire le saut, à se réconcilier avec l’autre face de leur douloureux passé colonial et à se réinventer une identité multiple dans le concert des nations latino-américaines, surtout dans un contexte où l’Espagne affirme, par des gestes concrets, son intention de se rapprocher d’Haïti ? [16].

Pour toutes ces raisons, s’il nous faut absolument renoncer à l’Ile d’Haïti, alors, le vocableHispaniola me semble être un « accommodement raisonnable ».

La construction d’une vision nouvelle pour notre île, côte-à-côte avec nos voisins dominicains, dans le respect et la sauvegarde nos intérêts mutuels, sera un long processus qui demandera une très large concertation.

Une chose est certaine, on ne touche pas unilatéralement et de manière volontariste aux symboles, surtout ceux des autres, sans bien préparer le terrain.

En tout cas, le débat mérite d’être relancé !


Rachelle Charlier Doucet




[1] L’auteure est anthropologue, spécialiste en anthropologie linguistique et en études caribéennes et latino-américaines. Elle fait partie de groupes de citoyens qui, en Haïti et en République Dominicaine, travaillent à l’amélioration des rapports entre les deux peuples.
Elle est membre du Laboratoire des relations haïtiano-dominicaines (Larehdo).
Le point de vue exprimé ici est strictement personnel et ne reflète pas nécessairement celui de cette organisation.
[2] Austin, J.L. How to Do Things with Words. Second Edition, Oxford : Oxford University Press, 1975. John Searle, Speech Acts : An Essay in the Philosophy of Language, (1969)
[3] Par exemple, Don Carlos Nouel, 1876, parle de « l’île d’Haïti » ; cité par Fouchard, 1988, p.78.
[4] Geografía, antropología e historia dominicana. J.D. Núñez y J. Colon. Educando : 1999
[5] Selon l’encyclopédie en ligne www.wikidominicana.edu.do.
[6] Fouchard rapporte aussi le mot bouhii, qui, dit-il « parait signifier « bien habité ».
[7] Jean Fouchard, Langue des Aborigènes d’Haiti, Port-au-Prince : Deschamps, 1988 p. 33.
[8] Les deux premiers parlent de l’île Espagnole, La Española ou de Hispaniola, la forme latinisée. R. Pane décrit les noms des provinces et des caciquats, mais ne dit rien du nom de l’île entière. Cf. Romain Pane [1571] « Ecrit de Frère Romain Pane des antiquités des Indiens qu’il a recueillies avec soin en homme qui sait leur langue par ordre de l’Amiral  » reproduit dans Fouchard 1988. Las Casas, dans la « Très brève relation de la destruction des Indes » ne mentionne Haïti qu’une seule fois. Le reste du temps il parle de l’île Española ou Hispaniola.
[9] Max Beauvoir : AYITI TOMA or The Name of The Republic of Haitihttp://www.vodou.org/ayiti_toma.htm.
[10] Les Loma (ou Toma) forment un peuple d’Afrique de l’Ouest, présent aux confins du Libéria, de la Guinée et du Burkino Fasso. Selon Henri Moniot, Cahiers d’études africaines, note 3, les Loma ont été dénommés « Toma » par l’administration coloniale. Encyclopédie en ligne Wikipedia.
[11] Jacqueline Scott Lemoine, Haïti en Afrique, l’Afrique en Haïti, In Pambazuka News no. 164, 25-10-2010 (édition en ligne).
[12] Dans les archives écrites occidentales, alors que les archives orales de notre ethnohistoire sont encore très peu explorées et menacées de disparition.
[13] Roberson Alphonse, Initiative Quisqueya, Le Nouvelliste 28 avril 2010
[14] Dans le « Traité de Paix, d’Amitié, de Commerce, de Navigation et d’Extradition » signé entre la République d’Haïti et la République dominicaine le 9 novembre 1874, les deux appellations sont utilisées. L’article.1 se lit : « La République d’Haïti et la République dominicaine déclarent solennellement être les seules qui possèdent la souveraineté de l’Ile d’Haïti ou St-Domingue
 », reproduit dans Georges. Michel, Panorama des relations haïtiano-dominicaines.2005
[15] En fait, depuis la création en 1890 de l’US Board on Geographic Names, qui a travaillé à la standardisation des noms de lieux américains et étrangers utilises par le Département d’Etat.
[16] L’Espagne est le 3e bailleur en importance dans la CIRH, et le président Martelly semble lui donner également une importance stratégique dans la reconstruction d’Haïti.

mardi, juillet 12, 2011

LA QUESTION DE COULEUR DANS L'HISTOIRE D'HAÏTI ( suite )

Mederic Louis Elie Moreau de Saint-Mery


B- GENÈSE DE L’IDÉOLOGIE MULÂTRISTE


Né de l’inégalité et de l’exploitation de la force de travail et de la variable ethnique attachée à la distribution de cette force dans le procès et les rapports sociaux de production, le préjugé de couleur, dès l'époque coloniale, se constitue sur de solides bases idéologiques.

Il sous-entend d'abord l'infériorité « naturelle » du nègre 1, à tous les égards. Le nègre est en-dessous de la condition humaine. Or le métissage, en vigueur depuis le siècle précédent, a entraîné une grande variété phénotypique que l'idéologie raciale du temps a manipulée avec un grand souci de nuances et de précisions. La fonction de cette idéologie est bien de mesurer l'écart type à la norme idéale du type blanc, et d'en rappeler l'existence à chacun. La taxonomie d'alors n'a rien de « scientifique », pas plus que celle d'aujourd'hui, et c'est le discours social dominant de l'époque qui l'oriente dans la bouche de ses idéologues. L'entreprise de classification que nous a léguée Moreau de Saint-Méry en constitue une excellente illustration. Il a repéré onze « classes » quant à la nuance de la peau, tenant compte des combinaisons du noir et du blanc. Chaque classe se caractérise par un nombre minimal de « parties » blanches et noires, le blanc et le noir pur totalisant respectivement 128 parties.

Est nègre celui qui n'a pas au moins 8 « parties » de blanc. Une règle de descendance préside à tout ceci : on ne redevient jamais blanc, quelle que soit l'infime partie de sang nègre que l'on ait.

Malgré la systématisation fantaisiste à laquelle il se livre, Moreau n'en est pas moins aux prises avec la saisie intuitive et contradictoire de deux phénomènes qui règlent les mélanges et qu’il ne peut expliquer.

1) La récessivité génétique, dont il ne peut s'empêcher de noter les effets inattendus, sans pouvoir identifier les mécanismes biologiques à l’œuvre.

2) L'arbitraire de la classification qui, elle, est gérée par les intérêts de classe en cause, arbitraire qu'il souligne au passage comme « l'œil du préjugé », sans pourtant en débrouiller la clé 2.

[p. 50] À l'échelle du noir au blanc correspond une stricte hiérarchie de supériorité raciale et de valorisation ; car être blanc dans la colonie est associé avec le maximum de droits, de prestige, d'aisance, de pouvoir et de liberté.

Mais il ne faut pas oublier que le colon traite durement l'esclave en tant qu'esclave et non en tant que noir ou sang-mêlé. La contradiction principale en effet est celle d'un régime qui oppose des propriétaires d'esclaves et des esclaves, dans un cadre colonial inséré dans le système capitaliste, et non entre blancs et noirs. De plus, à la fin du XVIIIe siècle, à Saint-Domingue, les relations sociales sont à l'apogée de leur caractère répressif, obéissant en cela aux nécessités de la reproduction sociale de l'époque. Éric Williams a bien démontré comment d'île en île dans la Caraïbe, d'époque en époque pour une même île, les rapports esclavagistes varient en fonction des exigences du marché, des formes de propriété et des relations de production. Ainsi, soutient-il, code légal et traitement quotidien de type paternaliste sont plus compatibles dans des économies de subsistance que dans des économies de plantation destinées à la grande production pour les métropoles et où le nombre d'esclaves est plus élevé (Williams, 1960). Mais l'esclave et le nègre connotent deux signifiés que le temps a fait coïncider dans la mentalité coloniale. C'est en ceci que l'infériorité et l'opprobre se sont finalement collés à la peau du nègre. Hilliard d'Auberteuil rappelait à l'époque : « L'intérêt et la sûreté de la colonie veulent que nous accablions la race des noirs d'un si grand mépris que quiconque en descend jusqu'à la sixième génération soit couvert d'une tache ineffaçable » (cité dans Bellegarde, 1938 : 37).

Or dans la dialectique des contradictions secondaires (secondaires par rapport à la contradiction principale évoquée plus haut) les groupes intermédiaires (entendons ici les gens de couleur) participent à leur tour au préjugé de couleur, à titre relatif d'opprimés et d'oppresseurs. En effet, les affranchis de couleur sont opprimés parce que soumis à des restrictions de toutes sortes : droits politiques inexistants, malgré leur statut d'hommes libres, interdits discriminatoires [p. 51] dans le but de maintenir distance et respect envers le blanc. Par exemple, l'affranchi ne doit pas porter les mêmes types d'habits que le blanc, ne peut s'asseoir dans les mêmes rangées à l'église ou au théâtre. Pourtant en tant que fils « légitimés » de blancs privilégiés, certains peuvent hériter d'une fortune, être envoyés en France, etc. Si bien qu'à leur tour, les affranchis mulâtres reproduisent l'idéologie raciste dominante. Ainsi, les noirs libres ne sont pas admis dans leurs bals, le noir libre n'achète pas un mulâtre ou un quarteron esclave, ces derniers pouvant aller jusqu'à préférer le suicide au déshonneur de servir un noir. Les mulâtres libres acquièrent la réputation d'être plus cruels envers leurs esclaves que les blancs eux-mêmes et il n'est pas de pire angoisse à susciter chez un esclave que de le menacer d'être vendu à un homme de couleur, prétend-on (Fouchard, 1972). De plus, le mulâtre est celui qui communément poursuit l'esclave marron (Moreau de Saint-Méry, 1958 : 104). D'autre part, les esclaves de couleur eux-mêmes se considèrent supérieurs aux esclaves noirs, étant majoritairement des esclaves domestiques, donc jouissant de conditions adoucies par rapport aux esclaves des champs et des ateliers (ibid. : 110).

Quant aux noirs, en fonction de leur statut social, de leur sexe, ils ne sont pas tous non plus à l'abri de la contamination idéologique. Déjà, affirmait Anténor Firmin 3 on voit ce phénomène de la femme noire, de l'esclave noire, qui « idolâtre l'enfant mulâtre » 4 


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1 Rappelons l'étymologie du terme « nègre ». Avant de connoter graduellement le noir, il désigne à partir du XVIe siècle l'esclave des colonies. Son sens est à l'origine purement social (Guillaumin 1972 : 19).

2 « On doit en conclure, que l'arbitraire agit sur toute la classification, et que l'on ne peut offrir que les approximations que j'ai établies. Elles donnent cependant lieu de remarquer qu'en général, l'arbitraire a plutôt augmenté que diminué l'évaluation des nuances ; je veux dire que le calcul mathématique ferait descendre plus d'individus d'une nuance dans la nuance au-dessous qu'il n'en ferait monter de celle-ci dans l’autre ; d’au tant que lorsque, par exemple, un enfant vient d'un Quarteron clair avec une Griffonne claire, au lieu de le réputer Marabou, on le classe alors parmi les Mulâtres, et ainsi des autres combinaisons » (Moreau de Saint-Méry, 1958 : 101).

3 Écrivain et homme politique haïtien (1850-1911).

samedi, juillet 02, 2011

LE TESTAMENT DES LIBÉRAUX - Haiti

 
Rappelons-nous, Libéraux, que le 10 Avril 1848, le Général Faustin Soulouque, Président d’Haïti, naturellement incapable et complètement ignorant dans les affaires gouvernementales, en proie à la jalousie et à la haine, et par un coup d’état, extermina nos frères mulâtres en les faisant égorger dans toutes les rues de la capitale et dans plusieurs villes de la République afin de se cramponner au pouvoir et de s’assurer la fidélité de ses partisans : les chiens de sa couleur.
 
Il disait avoir en main l’alphabet de notre intelligence et de notre esprit.  Qu’importe la date qui doit apprendre à nos fils et à beaucoup des nôtres la voie à prendre et l’énergie qu’il faut pour anéantir ces ambitieux, ces inhumains qui entourent Soulouque.  Depuis le 16 Avril 1848, nous nous taisions et, comme Samson notre force revient peu à peu.  Au 29 Avril 1848, par une combinaison bien préparée, nous le fîmes proclamer Empereur d’Haïti sous le nom de FAUSTIN 1er ; mais notre combinaison fut vaine à cause d’un homme éclairé qui fut dans son ministère.  Le 10 Décembre 1855 pour avoir l’occasion de faire tomber nos têtes les plus éclairées dans le dessein arrêté de nous décimer une nouvelle fois, Soulouque entreprit une guerre contre la Partie de l’Est.  Ce fut sa dernière tentative ; dès lors, le pays perdit de son état d’héroisme qu’il n’espère plus retrouver.  Cet événement permit au brave Geffrard ; que le Maître des Mondes n’avait pas cru nécessaire de laisser davantage sous la fureur du monstre infernal.  Ce Dragon à la face humaine dont le cœur est aussi noir que sa peau de penser à NOUS VENGER.
 
En effet, le 20 Décembre 1858, Geffrard s’esquiva de la capitale, se rendit aux Gonaïves où les choses s’arrangeaient pour lui.  Il y proclama la République le 15 Janvier et fit son entrée triomphale à la Capitale.  Ainsi parut pour nous le jour de la revendication de nos droits politiques de la résurrection de notre liberté.
 
A peine commencions-nous à respirer grâce aux bras vengeurs du valeureux Fabre Nicolas Geffrard que les suppôts du diable essayèrent d’effrayer la société.  On eut vite raison de leur mauvaise tendance tant à la capitale en la même année qu’aux Cayes, en 1862, ils croyaient que leur lion Soulouque pouvait avoir l’étoffe d’un Napoléon.  Leur combinaison fut d’écrivailler, de pérorer, de reparodier, de disserter à tort et à travers sur des choses qu’ils ne comprenaient pas, car Geffrard élevé à la première Magistrature de l’Etat sut réparer les maux que nous subissions et nous mettre en mesure de découvrir notre face du voile de honte et d’humiliation que ces nègres nous avaient porté à garder ; aussi la société dont il assura le respect et le repos se ressaisit.  Honte à jamais à ces mauvais mulâtres, aux mulâtres ingrats qui avaient accepté le mélange par l’hyménée de nègres avec le produit de leur race.
 
Depuis cette génération les nègres furent à la dérive, consternés, silencieux, acceptant le sort d’être INFERIEURS qu’ils sont.  Mais le misérable Salnave, ce tyran plus ingrat à sa nuance que personne, se mit en révolution et renversa le gouvernement de Geffrard, le revendicateur des droits de la classe mulâtres ; Salnave rassembla à ses coté ces DEMI-HOMMES et les rétablit dans la plénitude de nos droits ; aussi a-t-elle été courte la durée de son gouvernement NEGRO-MULATRES et mérite sa mort.
 
Dans Domingue nous croyons trouver un autre Geffrard en nous groupant à ses cotés.  Mais Septimus Rameau, caméléon astucieux au dernier degré après s’être mis avec nous sans se souvenir du mal qui, malheureusement il avait souffrir aux Libéraux, arrivé au pouvoir s’y attacha, et se croyant invulnérable, il se hasarda à parler de Panthéon à Dessalines et à faire publier par M. Bird (blanc) ministre de la religion protestante à la Capitale un volume intitulé : L’HOMME NOIR ET L’INDEPENDANCE HAITIENNE.  Comme si le nègre Dessalines. LE SANGUINAIRE, L’ANTHROPOPHAGE était le libérateur Haïti sans égard à Pétion, Boyer Borgella.  Eh bien, il s’est montré, nous avons deviné ce qu’il est.  Pourquoi ne s’était-il pas appliqué à adoucir notre sort au lieu de nous assujettir à un régime de fort ?  Si Septimus Rameau avait été franc et moins prodigue du sang de nos frères mulâtres, il n’aurait pas eu son triste sort.  Où donc est-il ?  Terrible façon que cette fin tragique de Septimus Rameau.  Grâce à nos Dupont et nos Geffrard rappelons-le, qui ont toujours su faire leurs devoirs en épargnant les leurs, nous avons aujourd’hui cette heure profitable et belle qui est à nous ; ne la salissons pas, car si elle nous échappe cette fois elle ne nous reviendra que tard et peut être jamais.  Il y a des occasions qu’on ne trouve qu’une seule fois durant le cours d’un siècle.  Rallions-nous Libéraux, faisons un vaisseau fraternel et nous parviendrons à exterminer les débris de ces barbares, nos ennemis irréconciliables, ces ambitieux qui, habitués à bêcher la terre en brillant dans cet art selon les règlements du Code Noir de Toussaint Louverture se croient des hommes et essaient de se poser en maîtres, en mathématiciens, en savants orateurs ; en Cicéron.   Dussions-nous disparaître, nous n’accepterons jamais d’être les Alter Ego de ces Noirs comme on nous le propose.  Notre devoir nous commande de maintenir les traditions de nos Ancêtres en ne transigeant pas avec ces bêtes fauves.  Transiger avec eux c’est renoncer à nos convictions, à nos sentiments.  Loin de les subir au pouvoir, ces sales nègres, nous aimons mieux nous joindre à nos frères consanguins de l’Est pour travailler avec eux à la revendication de nos droits.  Autrement nous mettrons le pays en protectorat, et nos droits il est vrai nous les exercerons en second ; en sous-main, mais ils seront les nègres, en dessous de nous.
 
Qu’importe après les souvenirs de 1802 et 1804 !  Si nos tyrans les noirs protestent, nous, nous étoufferons leurs protestations sous le sarcasme et le ridicule.
 
Nous continuerons d’arrêter leur mouvement de culture intellectuelle et morale.  Heureux serons-nous, quand ces tyrans auront disparu comme la population autochtone des Iles Sandwich.  Qu’importe alors, Nos Pères après avoir dépensé leur sang en 1804 et tant d’argent et de sueur depuis 1825, pour voir flotter sous l’azur du ciel d’Haïti l’étendard bicolore ont élévé les héritiers de leur vaillance au rang de citoyens libres d’un Etat autonome.  Les tyrans de notre peau qui méprisent la liberté pensent pouvoir nous traiter à l’instar des regnicoles d’une colonie et aspirent aussi à nous voir descendre de notre rôle pour jouir de notre droit et de nos privilèges.  Quelle ingratitude !  Haïti est notre sol et non le leur.
 
Haïti est le Domaine de nos Ancêtres ; le Pays de nos Pères.  L’oublient-ils ?
 
Que ces nègres sachent une fois pour toutes qu’Haïti n’est point l’Afrique idiote d’où ils ont été tirés et où habitent les leurs.
 
Fait à Miragoane le 16 Avril 1878 par un groupe de Mulâtres assiégés par l’armée du Président Salomon.