samedi, juin 11, 2011

Notes de lecture Comment la société sénégalaise invente sa propre modernité religieuse La question musulmane au Sénégal Essai d’anthropologie d’une nouvelle modernité Par Abdourahmane Seck Karthala 2010 254 pages

La question musulmane dans les sociétés sénégalaises fait l’objet d’une longue tradition d’intérêt et de production scientifique. Elle reste toutefois largement dominée par un vieux débat qui la place entre un projet islamique de société et un projet islamique d’inspiration moderniste et occidentalisée.

Une nouvelle lecture que nous en propose l’auteur couvre la période allant de la fin des années 1980 au milieu de la décennie 2000. Sans négliger le rappel des données sur la longue durée, cette lecture enquête sur les formes contemporaines de l’attachement à l’islam. A partir d’expériences spirituelles, d’imaginaires en vigueur, de discours et de comportements, mais aussi de témoignages et de récits de vie, de l’observation de la création musicale et cinématographique, le matériau recueilli révèle de façon surprenante comment la société sénégalaise est en train d’inventer sa propre modernité politique et religieuse.


Voici une démonstration qui cesse de nous enfermer dans la relation exclusive entre l’Etat et les marabouts au Sénégal, écrit Jean-Louis Triaud dans la préface. Il y est plutôt question d’espaces multiples et ‘flottants’, avec différentes forces de décomposition, de morcellement et de recomposition à l’œuvre.


Abdourahmane Seck, Docteur en anthropologie et licencié en philosophie, préfère passer par l’imaginaire de la rue plutôt que par les discours officiels. La presse nationale occupe aussi une place de choix, une presse insolente et indocile, moderne donc, qui met périodiquement mal les autorités constituées, notamment maraboutiques, et dévoile les turpitudes et les connivences.

Cet ouvrage apporte ainsi un renouvellement fécond de nos connaissances, ainsi que de nouvelles perspectives. Il remet en cause l’idée de frontières étanches entre les deux blocs, celui des ‘réformistes’ et celui des ‘confréries’. Devenue trop systématique, cette opposition fait place aujourd’hui à un régime ‘d’emprunts réciproques’.

Pour commencer, l’auteur voudrait exposer les étapes majeures de cette recherche, depuis les conditions de formulation de son objet jusqu’aux moyens et conditions de sa réalisation.

Tout pourrait remonter, probablement, à ses premières années d’université (1995-1997) durant lesquelles il fut, littéralement, passionné, dans le cadre de ses cours de philosophie africaine, par les polémiques âpres des intellectuels du continent, au cours des années trente à soixante dix, autour de ‘l’identité noire’, de ‘l’homme africain’ engagé dans différentes situations passées, présentes ou à venir.

Ces débats, qui accordaient une place prépondérante à l’anthropologie et à l’ethnologie, surtout colonialistes, furent pour lui les premières fenêtres sur ces disciplines. Sans doute également, si ces débats l’attirèrent tant, c’est probablement aussi du fait de sa charge militante. Il était lui-même, en effet, depuis quelques années, militant politique dans une organisation d’obédience pan-africaniste : And-Jef/Pads – Parti Africain pour la Démocratie et le Socialisme.

A cette situation de fait, s’ajoutait la tournure de l’actualité africaine dans cette décennie quatre-vingt-dix charnière qui semblait consacrer le mot ‘ethnie’ - dans la vulgate journalistique - comme médium et fond explicatif de l’effrontément des équilibres politiques et sociaux des Etats et des peuples africains. Comprendre la nature et le fonctionnement de ces ‘choses/identités’ ou ‘cultures’ tant proclamées, réfutées, parfois si meurtrières, dans tous les cas mobilisatrices, s’imposait de façon brutale, pour l’apprenti philosophe et jeune militant politique qu’il était.

L’ensemble de cette étude voudra affirmer un ancrage fondamental dans la discipline anthropologique, tout en s’autorisant d’user abondamment de méthodes empruntées à l’histoire, à la sociologie et à la science politique. Voici donc le contexte et l’enjeu de la tâche épistémologique qui ont accompagné la naissance et le traitement d’un souci militant qui, de détours en détours, a fini par constituer une problématique se voulant académique et scientifique et garder néanmoins, encore, son ardent désir d’être utile à son temps.

Les classes jadis moyennes ou de la petite bourgeoisie sont devenues des victimes de la crise de croissance de l’appareil et du projet étatiques, et assistent à la chute de prestige de leurs modèles.Les portes de leurs maisons ne sont plus fermées, elles n’inspirent plus de mythe.Le trait particulier de cette transition est qu’elles subissent les modèles issus de la banlieue qui produit aujourd’hui les grands artistes, les champions et aussi les nouveaux riches. Mouhamed Ndaw, dit Tyson, est l’un des plus grands et populaires lutteurs que le pays ait connus, des années 1990 en ce milieu des années 2000. Cheikh Sidati Fall, Pacotille, de son nom de scène, s’est imposé comme une des figures les plus imposantes du Rap, au Sénégal. Le déplacement de figures n’est pas sans incidences notables ; car, les nouveaux groupes sociaux en ascension (gens de la campagne et de la banlieue - terreau de recrutement des moodu) sont porteurs d’un ethos qui est promu en même temps à travers leur progression. Ethos fortement imprégné de culture confrérique.

Les moodu (ou encore moodu-moodu) désignent des personnes rarement, sinon jamais, instruites en français (ils le sont plus fréquemment en arabe du fait de l’apprentissage du Coran qui est une partie intégrante de leurs socialisations), en provenance de l’intérieur du pays (ils ne sont pas nés à Dakar). Généralement agriculteurs jusqu’à un certain âge, ils émigrent à Dakar, pour de petits métiers ou comme apprentis de commerce, dans le cadre de réseaux de parentèle. Après un séjour plus ou moins long dans la capitale, le jeune moodu émigre de nouveau, cette fois à l’international. Réputés conservateurs sur le plan social, ils se signalent par un style souvent ostensoire, notamment l’affichage confrérique. Leur réussite dans les affaires se confond d’ailleurs souvent avec ce rattachement confrérique affiché. Le moodu est une sorte de ‘country boy’ qui se distingue du ‘boy-town’ (notons que sur le terrain l’expression en usage est plutôt ‘town-boy’) ; son success story est proche de celle d’une revanche sociale.

Hier raillé pour ses origines non citadines et son analphabétisme en français, le jeune moodu, à partir des années 90, est l’objet de discours divers de la part des jeunes urbains scolarisés. On a, à plusieurs reprises, assisté à des conversations où des town-boy, ces enfants jadis privilégiés du système politique, se plaignaient de cette nouvelle catégorie sociale en ascension, qui depuis l’Europe et l’Amérique, leur enlevaient leurs copines (scolarisées) à coup de dot de quelques millions de francs Cfa.

Au total, A. Seck part du prétexte de la ‘Question musulmane au Sénégal’, pour fixer dans ses repères, ses enjeux et ses formes, les significations historiques et anthropologiques des mutations contemporaines de la société sénégalaise.

Dakar est une presqu’île d’une superficie de 550 km2. Quand on parle de cette ville, on évoque surtout le département de Dakar avec ses quatre grandes circonscriptions. Tout d’abord le Plateau, cœur de la ville, et domaine par excellence du tissu tertiaire de l’économie. Ensuite la Médina, quartier rempli d’histoire, secteur où étaient regroupées, à l’époque coloniale, les populations indigènes indésirables du Plateau alors réservé aux Occidentaux. La Médina a constitué, pendant longtemps, l’archétype du quartier populaire qui a donné au pays de grandes vedettes, dont Youssou Ndour ou El Hadj Dia Bâ (vice-champion olympique aux Jeux de Séoul, été 1988), et, également, un grand nombre de cadres politiques et d’animateurs de la société civile. Ensuite, Grand Dakar, espace contrasté où se juxtaposent les quartiers des classes moyennes et pauvres. Au début des années 1990, des groupes de jeunes rappeurs qui en sont originaires investissent les nouvelles stations de radio Fm et autres semaines culturelles de lycées et collèges, et dans le sillage de leur audience, disputent à la Médina et au Plateau le leadership dans la production et la diffusion des codes esthétiques et comportements juvéniles. Enfin, la célèbre île de Gorée située au large de la presqu’île, à quatre kilomètres à l’est.

Dakar est définie comme une ‘ville impériale’. En tous les cas, si le Sénégal est perçu comme ‘économiquement, politiquement et culturellement lié à la France’, c’est bien Dakar qui en donne la mesure. La ville de Dakar est le concentré de problèmes aigus, posé par la fulgurance de sa croissance démographique et urbaine, qui sont un ensemble de pressions sociologique, écologique, culturelle, économique et politique. Le chômage y est particulièrement virulent et touche plus sensiblement les jeunes.

L’entame de la décennie 1990 paraît inaugurer une ère de remise en cause du modèle de la politisation traditionnelle des confréries sénégalaises, marqué jusque-là par un interventionnisme électoral partisan, confortant un partenariat clientéliste avec l’Etat. En effet, la décennie marque l’émergence, puis l’affirmation au sein et à la marge des confréries, d’un complexe d’acteurs cherchant à positionner une offre politique nouvelle. Cette dynamique s’est principalement cristallisée autour de personnages également connus sous l’expression générique de ‘jeunes marabouts’ : comme Moustapha Sy et Modou Kara qui incarnent une figure de relève générationnelle au sein de la classe maraboutique. Ils signalent le plus le phénomène de prise de parole des cadets sociaux des maisons religieuses. Dans cette logique de politisation qui a été annoncée, on peut citer, même si c’est dans une autre mesure, Cheikh Abdoulaye Dièye (un cadre islamisant soufi). Par ailleurs, ils sont tous d’extraction confrérique, ils n’en représentent pas, pour autant, une mouvance homogène.

L’attitude d’Abdoulaye Wade vis-à-vis de la question religieuse et islamique en particulier contribue à poser la question plus globale du probable renouvellement, dans la société sénégalaise actuelle, des voies de réappropriation et du vécu de l’identité socioreligieuse. Cette attitude est minutieusement examinée par A. Seck.

Les élections de 1983 ont occasionné des débats remarquables sur le rapport entre espace politique et espace religieux. Intellectuels de plusieurs bords et militants politiques se positionnent, en effet, sur la lancinante question de la légitimité de l’interventionnisme maraboutique dans le jeu politique. Dans ce cadre, les contributions de Pape A. Fall et de Pape Youssou Bâ ont fait l’objet d’une analyse critique. L’auteur de la première contribution accuse Iba Der Thiam de procéder par amalgame. Dans l’article de Pape Youssou Bâ, on note un effort de recentrage du débat : ‘Il faut porter la réflexion ailleurs que sur une prétendue césure entre le spirituel et le temporel….’ Autrement dit, il faut essayer de circonscrire la fonction idéologique de telle ou telle religion dans tel ou tel mode de production. Les marabouts représentent avant tout une réalité politique dont il faut rendre compte et qu’éclaire, seule une problématique d’ensemble du pouvoir. Celle-ci, pour être intégralement et justement saisie, ne peut, à son tour, échapper à la grille analytique de la lutte de classe.

L’intérêt de ces deux articles de Bâ et de Fall est dans ce qu’ils sont caractéristiques de l’attitude critique, voire hostile, la plus marquée contre le leadership maraboutique. Toutefois, il est utile d’indiquer, au passage, que la querelle de ces deux contributeurs vaut davantage pour la portée symbolique que pour le poids politique éventuel que représenterait, dans la société, l’idéologie marxiste qui l’inspire. Sous un autre angle, le procès de l’institution confrérique opéré, ici, par Bâ et Fall peut renseigner, de manière comparative, sur les transformations culturelles qui se sont réalisées dans le débat public sénégalais actuel, où les marabouts font bien moins d’une critique de classe que, plutôt, de reproches éthiques et… religieux.

L’’islam noir’ peut passer pour une expression générique renvoyant à la fois à un territoire (le pays des Noirs ou Sudan) et une qualité d’islam (épousant les lignes de force du discours anthropologique infériorisant du XIXe siècle à propos des Noirs). 


Au plan épistémologique, il peut faire également figure de paradigme en structurant une approche civilisationnelle de l’islam par rapport au monde arabo-musulman posé comme le lieu de l’authentique civilisation islamique. Presque de manière inaugurale, l’’islam noir’, comme catégorie nominative et problématique culturelle, voire politique et épistémologique, pose une indépassable question d’usages et d’enjeux liés.

Il reste possible, néanmoins, de dégager les articulations qui permettent de restituer tant la genèse et les logiques d’appropriation et de contestation de l’islam noir comme ‘construit’, et comme prétexte à une interrogation sur l’actualité de sa valeur performative. Il faut préciser que, de l’islam noir qui concerne un quart des musulmans du monde, on ne retiendra que l’espace saharien et encore, plus précisément, la trajectoire singulière qu’Atlantique : le Sénégal.

Cet ouvrage bien écrit et documenté mérite d’être lu attentivement par les hommes politiques, les syndicalistes, les chercheurs et les étudiants africains. L’approche de son auteur est originale et novatrice. Elle nous éloigne des sentiers battus de la simple description. Sa démarche est très analytique. L’ancien militant s’est fait anthropologue et sociologue, sans cesser d’être un acteur. Cela le rend à la fois suspect aux puristes et au grand public. Sous sa plume, s’opère une déconstruction du modèle classique de l’islam sénégalais des politistes et des sociologues, note Jean-Louis Tricaud, le préfacier.

Amady Aly DIENG

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