mercredi, avril 06, 2011

Françoise Vergès : « Un monde multipolaire émerge qui affirme qu’il y a d’autres voies que la voie européenne »

Rencontrée le 22 mars dernier, à l’occasion de la présentation du livre au Salon International du Livre de Paris, Françoise Vergès, qui a également participé à cet ouvrage, s’est prêtée à un petit entretien au travers duquel elle expose les différentes raisons pour lesquelles la pensée de Césaire n’a pas encore été introduite à La Réunion. En voici un extrait :



Pourquoi, selon vous, est-ce que la parole d’Aimé Césaire n’a jamais été entendue à La Réunion ? 
— Avant tout, il a toujours existé une méfiance envers ce qui vient des Antilles. Notamment à cause de ce que nous pourrions appeler avec plusieurs guillemets la« question noire », ou après Frantz Fanon, « l’expérience vécue du Noir » : c’est une question taboue à La Réunion. Tout ce qui touche aux Kafr et aux Kafrin comme expérience sociale et culturelle est frappé d’interdit. 
Ensuite, c’est la parole politique de Césaire — qui précède celle de Fanon et de Glissant — qui a posé problème. Une parole puissante et très critique par rapport à la société coloniale et post-coloniale. Et ce regard autocritique est encore absent à La Réunion. Naturellement, il y a des choses positives à La Réunion, mais on ne peut faire l’impasse d’un travail critique : quelles erreurs ? quels problèmes internes ? Dépasser la dénonciation. Dans ce travail, lire Césaire et se demander en quoi il nous concerne serait une première étape. 
Je pense également qu’il existe une politique de l’oubli sur l’histoire de la décolonisation. 
C’est un espace gris, l’assimilation phagocyte les esprits. On dit que « ça » (l’esclavage, la colonisation) a existé, mais on ne veut pas et on ne peut pas en parler. Parler de post-colonialisme, c’est admettre qu’il y a eu colonialisme. Cela poserait question sur sa forme prise à La Réunion. Et du coup, cela ramènerait à des questions sur qui on est. On touche là au tabou suprême. Voilà ce qui motive cet interdit sur Césaire. Un interdit conscient et inconscient. Parce que le lire, le discuter, c’est discuter de soi. 

Comment dire la modernité de Césaire en 2011 ? 
 Une autre voie 
Césaire signale déjà dans le “Cahier” et “Le Discours sur le Colonialisme” que le récit européen sur l’histoire du monde n’est pas tenable. C’est un « vol de l’histoire ». C’est-à-dire que le passé est interprété à l’aune de l’Europe ou raconté seulement par l’Europe. 
L’Europe aurait inventé la liberté, la démocratie... Donc on serait conduit à édifier sa liberté en conformité avec ce qui aurait été conçu en Europe. Césaire questionne cette hégémonie singulièrement présente aujourd’hui. Or, des pays, des régions, à l’heure actuelle, disent à l’adresse de l’Europe et de l’Occident, il y a d’autres récits, d’autres cartographies de l’histoire. Un monde multipolaire émerge qui affirme qu’il y a d’autres voies que la voie européenne qui est une parmi d’autres. Ce monde multipolaire fait éclater l’hégémonie. Et Césaire déjà le pointe. C’est ce qui fonde sa modernité. 

Une pensée sur le pouvoir 
Ensuite, Césaire a traité les questions sur le pouvoir. La solitude du pouvoir : je suis le roi Christophe ; je suis Patrice Lumumba ; je suis Toussaint Louverture ; je suis Aimé Césaire. Qu’est-ce que je fais entre le rêve ou l’utopie que je porte et la réalité, surtout immédiate. Césaire disait : 1946, mon peuple voulait la départementalisation, peut-être fallait-il en passer par là. C’est la question de l’écart. Comment accompagne-t-on le mouvement d’émancipation de son peuple. Qu’est-ce que c’est que le mouvement d’émancipation, qu’est-ce que la raison politique ? Césaire a pensé à toutes ces questions.

La dénonciation de la sauvagerie 
Césaire a aussi abordé la question du retour de la sauvagerie coloniale que l’Europe a exercé dans le monde et qui lui fait retour. Il dit : vous vous étonnez du nazisme, mais c’est ce que vous avez perpétré partout dans le monde qui vous revient dans la figure. Ce que vous connaissez là est ce que vous avez expérimenté ailleurs. La colonie apparaît alors comme un laboratoire d’une modernité violente. 
Et puis, je dirais en dernier lieu et dans ce droit fil qu’il pose un regard sur l’esclavage comme un phénomène de la modernité (n’appartenant pas au monde pré-moderne, mais accompagnant la modernité). Au moment même où l’Europe dit « Liberté, Egalité, Fraternité », et parle de « droits humains », l’Europe met en esclavage des millions de personnes. Césaire pointe cette modernité européenne qui se construit sur une exclusion, sur un asservissement. L’esclavage n’est alors pas seulement une question historique, mais aussi une question politique.


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