jeudi, septembre 03, 2009

L’abbé Grégoire, l’ami des Noirs


Portrait. 220 ans après la révolution française

1750-1831 . Ce curé, devenu évêque constitutionnel, a voué sa vie à trois causes : la fin de l’esclavage, l’éducation du peuple et l’organisation d’une Église gallicane.

Au premier plan du tableau de David célébrant le serment du Jeu de paume trône l’abbé Grégoire. Alors que le vent de l’histoire et le peuple, aux fenêtres, font voler les rideaux de la salle, que les députés du tiers état sont tous tendus vers Bailly et leur promesse de donner une constitution à la France, trois hommes, au centre de l’image, attirent l’oeil : l’abbé donne l’accolade au chartreux Dom Gerle et au protestant Rabaut Saint-Étienne. La réconciliation des Églises scellée par la Révolution naissante. Pourquoi Grégoire pour symboliser cette - réunion ? Ce curé, représentant du bas clergé des Trois-Évêchés, est l’un des premiers (le 14 juin) à rejoindre le tiers. Il incarne la lune de miel entre clergé et révolution qui, à l’époque, occulte le « malentendu profond » entre les principes de l’un et de l’autre, et que l’abbé saura gérer au mieux jusqu’à sa mort, naturelle.

Quand ce prêtre arrive à Paris, il est mûr pour la Révolution. Dès 1787, il forme un syndicat de curés, marquant ainsi sa distance avec son évêché et les ordres réguliers. Dans ses lectures de jeunesse, il a rencontré les tyrannicides et le droit de résistance. Il fait partie de ces ecclésiastiques influencés par le jansénisme, nourris de gallicanisme. Pas vraiment homme des Lumières - « Après avoir été dévoré de doutes par la lecture des ouvrages prétendus philosophiques, j’ai ramené tout à l’examen et je suis catholique non parce que mes pères le furent, mais parce que la raison aidée de la grâce divine m’a conduit à la révélation » - il n’en a pas moins une lecture quasi antimonarchiste de l’écriture. En septembre 1792, quand la monarchie est abolie, il est dans un état second : « Depuis hier, la joie m’a suffoqué au point de n’avoir pu ni manger ni dormir. »

Le curé d’Emberménil, dans son ministère, a aussi eu tout loisir de mesurer la misère dans laquelle ses fidèles survivent. Soucieux de l’instruction de la jeunesse pauvre, il a édifié une

bibliothèque dans son presbytère. L’éducation va rester un point cardinal de son engagement : « Un peuple ignorant ne sera jamais un peuple libre. » Sans éducation, comment le peuple pourrait-il accéder à la « raison », condition première à la connaissance des droits et des devoirs, donc à l’observation des lois ? Sans éducation, pas de pacte social durable. C’est fidèle à cette pensée, soucieux du patrimoine, que l’abbé, en janvier 1794, n’hésite pas, dans un rapport à la Convention, à s’en prendre à ceux qui, dans l’armée républicaine, détruisent les bâtiments symboles de la monarchie, popularisant le terme de « vandalisme ». « Je créai le mot pour tuer la chose », dira-t-il dans ses Mémoires.

Éduquer, transmettre, là se trouve sans doute la raison d’une production foisonnante. L’abbé Grégoire écrit beaucoup, et il agit : au sein du comité d’instruction publique de la Convention (de juin 1793 à octobre 1795), il participe à la fondation du Conservatoire des arts et métiers, du Bureau des longitudes et de l’Institut de France. Ce qui ne l’empêche pas de goûter aux joies des joutes oratoires des assemblées. Son ami Jean-Frédéric Oberlin, un réformé apôtre du progrès social, dit de lui qu’il a un « caractère trempé », une belle « prestance », qu’il est « plein de bonnes réparties et de saillies heureuses », nanti d’un « talent admirable de beau parleur », « excellent satirique » : « c’est une bouche qui ne reste en dette avec personne et paye argent comptant ».

L’abbé Grégoire met ce talent au service de l’anti-esclavagisme. Membre de la Société des amis des Noirs fondée en 1788, aux côtés de Condorcet, Robespierre, Mirabeau… il en devient le président en 1790. Ces hommes prônent l’arrêt de la traite et l’octroi des droits civiques aux hommes libres de couleur. La question fait l’objet d’âpres discussions sous la Constituante. Face à eux, le lobby des planteurs et armateurs négriers possède de puissants appuis. L’économie et la puissance de la France outre-mer sont en question : avec quelque 450 000 esclaves noirs en 1789, Saint-Domingue est l’exemple type d’une économie de plantation aux mains d’une aristocratie blanche prête à en découdre pour garder son trésor.

Persuadé qu’« il est dans l’ordre essentiel des choses créées par la providence que ce qui est inique soit impolitique et finisse tôt ou tard par d’épouvantables désastres », l’abbé n’aura de cesse de voir la fin de l’esclavage. En fait, sans la grande insurrection des esclaves de Saint-Domingue, la Convention n’aurait sans doute pas voté l’abolition de l’esclavage. C’est chose faite le 16 pluviôse an II. L’abbé Grégoire salue cette grande anticipation de la Révolution française : « Haïti est un phare élevé sur les Antilles vers - lequel les esclaves et leurs maîtres, les opprimés, les oppresseurs tournent leurs regards, ceux-là en soupirant, ceux-ci en rugissant… On voit approcher l’époque où le soleil en Amérique n’éclairera que des hommes libres, où ses rayons ne tomberont plus sur des fers et des esclaves. » Las, Napoléon, le mari de Joséphine de Beauharnais, fille de riches colons de Martinique, rétablira l’ordre ancien qui survivra jusqu’en 1848. Entre-temps, au Congrès de Vienne (1815), Grégoire aura lancé son célèbre appel anti-esclavagiste : « De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs. »

La longévité politique de l’abbé Grégoire ne laisse pas d’interroger, d’autant que l’homme n’a jamais transigé avec son engagement - catholique. Il reste inflexible face aux pressions déchristianisatrices tout en siégeant à la - Montagne et en parlant la langue jacobine. D’aucuns verront en lui la rencontre entre pureté évangélique et austérité révolutionnaire. En 1791, l’abbé Grégoire participe à la création de la Constitution civile du clergé. Il devient évêque constitutionnel de Blois. La répression qui s’abat sur les prêtres réfractaires ne l’émeut guère. S’apitoie-t-il sur le sort des dévotes qui, à Paris, sont fessées par les patriotes quand elles se rendent à la messe d’un prêtre réfractaire ? La condamnation, par le pape Pie VI, de l’initiative révolutionnaire - « hérétique, sacrilège et schismatique » - ne l’ébranle pas plus. Lui, l’évêque gallican, assume le divorce avec Rome, qui saura s’en souvenir.

Cette « tête de fer » affligée d’un « caractère en désaccord avec sa robe », selon Michelet ; ce « maladroit », « provocateur », selon Jaurès ; cet « homme de bien, homme de colère, et si souvent loin du pardon », selon Sainte-Beuve, a-t-il été régicide ? L’abbé Grégoire l’a moultes fois écrit : Louis XVI est pour lui un « monstre couronné », un « bourreau du peuple », un « fainéant titré » ; « les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique ; les cours sont l’atelier du crime, le foyer de la corruption ; l’histoire des rois est le martyrologue des nations ». Mais en janvier 1793, il est, avec trois autres conventionnels, en mission au pays du Mont-Blanc. Sollicités, ils adressent à Paris leur voeu : « La condamnation de Louis Capet sans appel au peuple. » Première marche de l’échafaud, dira-t-on, mais Grégoire répétera toute sa vie qu’il a alors plaidé la suppression du mot « mort ». Toujours est-il qu’à l’heure fatidique, la Convention n’a pas pris en compte les quatre voix des absents.

Aucune importance pour la faction monarchiste et les contre-révolutionnaires de tout poil qui relèvent la tête en septembre 1819. Quand Grégoire est élu député de l’Isère, ce « régicide » est exclu à l’unanimité de l’Assemblée. Son élection à l’Académie française est refusée pour cause de républicanisme. Septuagénaire, l’abbé écrit à un ami : « Je suis comme le granit, on peut me briser, mais on ne me plie pas. »

Comment ne pas donner crédit à cet écrit tant l’attitude de l’ecclésiastique, sous le Consulat et l’Empire, est courageuse. Opposant irréductible à Napoléon Ier, il est l’un des cinq élus qui s’élevèrent contre la proclamation de l’Empire. Et, bien sûr, il rejette le Concordat conclu entre le pape Pie VII et le premier consul. Jusqu’en 1801, l’abbé Grégoire aura vainement essayé de réorganiser l’Église constitutionnelle. Droit dans sa robe, il refuse tous les honneurs dans lesquels Napoléon essaie de l’enfermer et le 1er avril 1814, il est l’un des 64 sénateurs qui répondent à la convocation de Talleyrand pour proclamer la déchéance de Napoléon.

Après 1819, l’abbé Grégoire se retire de la vie publique et se consacre à l’étude de Port-Royal (son penchant janséniste). N’empêche, le 28 mai 1831, jour de son décès, l’archevêque de Paris s’oppose à ce qu’il reçoive les derniers - sacrements. Contre sa hiérarchie, l’abbé Guillon lui accorde son secours. Deux mille personnes, derrière La Fayette, l’accompagnent au cimetière Montparnasse.

Deux siècles plus tard, l’Église catholique, romaine et apostolique, n’a rien pardonné à l’abbé Grégoire. Quand, à l’automne 1989, François Mitterrand, au nom de la patrie - reconnaissante, fait entrer avec les honneurs de la République trois révolutionnaires, dont l’abbé Grégoire, au Panthéon, les représentants du Très Haut dans l’Hexagone sont absents. L’abbé Grégoire, prêtre et révolutionnaire, gallican insoumis, est toujours trop sulfureux pour Rome.

Dany Stive

1 commentaire:

MC Hiebel-Barat a dit…

Tout simplement merci pour ce bel article.
Ce blog est passionnant, facile à lire et plein d'enseignement pour s'humaniser ensemble et ensemble pouvoir habiter le monde.
marie-christine Hiebel-Barat