dimanche, novembre 20, 2005

Les Indiens caraïbes étaient-ils anthropophages ? part 1

A) La perception de l’Indien à travers le prisme de l’occidentalité.

Dès la découverte de l’Amérique, la question de l’anthropophagie1 des Indiens se pose. Elle fait débat tout au long du XVIe jusqu’au XIXe siècle, devenant rapidement un enjeu civilisationnel, une confrontation entre l’Occident chrétien, persuadé qu’il s’est vu échoir, la réalisation par la colonisation d’une «mission imposée par Dieu», celle d’apporter le progrès et la lumière au reste de l’humanité: cette humanité païenne, idolâtre, composée de Sauvages et de Barbares, d’hommes non encore advenus en raison d’une socialisation partiellement inachevée, qu’il faudra coûte que coûte, convertir aux valeurs du christianisme; la seule religion révélée, la seule qui soit porteuse de civilisation: «pendant la première, il (Colomb) cherchait une terre quelconque de l’ancien monde ; à la seconde, il prenait le rôle de civilisateur et entendait purger les îles des infâmes Caraïbes…2» Et sûr de son bon droit, nous verrons, le civilisateur dans toute sa morgue suffisance, s’entendre corriger l’œuvre de Dieu, retranchant de l’humanité, les êtres qu’il juge à l’aune de son aveuglement comme une erreur de la nature, une infamie, une abjection.

Les Etats et les populations européennes investis dans le processus colonial, initialement se positionneront face à l’Indien, comme la norme. Ils érigent un dogme, une construction idéologique autour de lui, le figeant dans un état d’inaltérabilité, que sa nature, son essence en fait forcément autrui, un étranger à qu'ils attribuent des valeurs négatives et lui dénient toute individualité. L’Indien prend alors la figure de l’Autre, il ne se définit plus par son indianité, mais en fonction d’une communauté de référence, en l’occurrence occidentale, de laquelle tout le sépare.

La seule modification possible qu’il puisse apporter à son état, c’est finalement de renoncer à sa propre identité; mais cela n’est pas suffisant, ne pouvant changer ses caractéristiques génétiques et morphologiques. Alors, l’Indien se retrouve en permanence en butte à la critique des fidéistes, qui le jugent et évaluent ses progrès accomplis, devant l’inclure dans leur normalité, à l’image de l’abbé de Mably (1709-1789), faisant un parallèle entre les Grecs anciens et les Indiens écrit: «L’histoire nous représente les premiers grecs comme des hommes errans de contrées en contrées, qui n’étoient liés par aucun commerce, et qui se défiant les uns des autres, ne marchoient qu’armés; tels sont encore les sauvages d'Amérique, que la fréquentation des européens n'a pas civilisés.3» Cet exemple est significatif, car il montre que l’Indien n’est pas exclu de leur civilisation, c’est-à-dire de leur norme, mais que ce dernier tarde simplement à y figurer, ce qui infère que ces êtres sont susceptibles d’évolution: «Le troisième état, qui a été heureux pour des millions d’Indiens qui se sont sauvés, se sauvent encore, quoique malheureux ceux qui persistent dans leur ignorance, ou qui ferment les yeux à la lumière de l’Evangile, a commencé depuis que les armées de sa Majesté Catholique se sont mises en possession de ces deux vastes empires, et continue jusqu’aujourd’hui, la lumière de la foi augmentant de plus en plus dans les contrées reculées du nouveau monde, pour le bonheur éternel de cette infortunée postérité d’Adam.4». Mais dans la réalité, l’Indien ne peut jamais être dans leur norme, si ce faisant, il concurrencerait directement les visées coloniales des édicteurs de cette norme, car le but de la manœuvre est de l’empêcher d’avoir prise sur son destin, la maîtrise des ressources de son territoire. En fait, le déposséder de la totalité de son pouvoir politique et économique, ce qui est encore malheureusement d’actualité de nos jours, dans la majorité des pays de l’Amérique où il subsiste encore.

Remarquons que nul en ces siècles du passé n’échappait à la dépréciation du Sauvage, pas même les humanistes qui participaient, certes dans une moindre mesure à la dévalorisation de l’Autre, mais participaient tout de même: «Les hommes plus que sauvages dans leur origine, arrière-branche cadette de l'humanité, et ne tirant de lumière que de la loi naturelle bien défigurée, ont fondé un empire immense de la sorte. Ils l' avoient tellemen Gouverné par ces principes, que le pays le plus éloigné de leur empire leur étoit aussi attaché que le pourroit être sa banlieuë à un petit prince, et l'avoient consolidé de façon qu'il a fallu l'invasion d'ennemis miraculeux selon leurs foibles notions, jointe aux circonstances d’une révolution intérieure pour l'ebranler. Je parle de l'empire des incas 5.» Le processus de dénigrement étant cumulatif, la deuxième étape consiste à faire peser un déterminisme biologique sur l’Indien et le positionner dans un champ sémantique, pour le comparer6, le hiérarchiser: «On remarquera que cette gradation s’observait autrefois à la rigueur, tant pour conserver l’égalité dans les mariages, que pour savoir jusqu’à quel degré de parenté on pouvait les permettre parmi les Néophytes. Mais le Pape Clément XI a déclaré par une bulle, qu’on ne doit reconnaître pour Néophytes que les Indiens et les Métis, et tenir pour blancs, les Quarterones et les Ochavones. Je suis bien aise de faire observer ici, que si la Métive se marie avec un Métis, l’enfant est Métis, et s’appelle communement Tente en el ayre, parce qu’il n’est ni plus ni moins que ses parents, et qu’il reste dans le même degré. Si la Métive se marie avec un Indien, l’enfant s’appelle Salta atras, parce qu’au lieu d’avancer il recule, ou passe d’un degré supérieur à un inférieur.7» et de le sanctionner, sanction qui dans le cas présent c’est d’être Indien. Ce mécanisme pour fonctionner à besoin de l’aval des plus hautes autorités morales et politiques, ici c’est le pape qui décrète à tous, notamment à l’Indien, en fonction du niveau de sa blancheur de peau, s’il peut se considérer en tant qu’Indien ou en tant que Blanc, ailleurs, ce sera l’autorité royale qui s’en chargera, mais généralement les deux pouvoirs fonctionneront en symbiose afin de produire la norme.

Etant en bas de l’échelle des valeurs, l’Indien sera regardé comme un être naturel, un être inférieur. A partir de ce moment, vers la fin du XVIII e siècle, on voit des religieux prendre sa défense, s’efforçant de le «réhumaniser », cherchant à travers lui: «la rémanence universelle de la révélation divine faite aux premiers hommes.» d’où cette boutade du philosophe anticlérical de 1771: «Les sauvages d'Amérique ne sont ni juifs, ni gentils, mais ils méritoient bien que le fils de Dieu leur déléguât un disciple au moins, et cette inattention est bien fâcheuse pour ceux qui sont morts entre le temps de la venue de Jésus-Christ et celui où la découverte de leurs terres fut faite8.» Les laïcs ne seront pas en reste, dès le XVIe siècle, Montaigne inaugure le mythe du «bon sauvage», mais il ne culminera qu’à la fin du XVIIIe siècle avec Jean Jacques Rousseau, l’Indien est alors idéalisé, son mode de vie magnifié. Les philosophes prônent un retour à la nature, un état de nature qui exempte l’homme de tous les vices de la société moderne. Ce mythe du «bon sauvage» n’est qu’une allégorie et la quête du paradis perdu n’est qu’illusion, car dans les faits, l’Européen dénonce l’état inégalitaire et policé de sa société.

Chateaubriand après son voyage en Amérique fera découvrir que les «bons sauvages» ont aussi leurs défauts, leurs vices et leurs guerres, en somme, qu’ils ne sont pas si différents des Européens. Toutefois, ce courant donnera naissance au XIXe siècle au romantisme.

Quant aux sauvages Indiens, dès la conquête, ils portèrent un regard critique sur les civilisateurs, les renvoyant à leur barbarie, à leur inhumanité et à leur insatiable cupidité: «Benzoni, historien milanais, nous récite en son histoire du Nouveau Monde, que les Indiens détestant l’avarice démesurée des espagnols qui les subjuguèrent, prenaient une pièce d’or, et disaient Voicy le Dieu des Chrétiens; Pour cecy ils viennent de Castille en nôtre païs, pour cecy ils nous ont rendus esclaves, nous ont bannis de nos demeures, & ont commis des choses horribles contre nous: pour cecy ils se font la guerre entr’eus; pour cecy ils se tuënt les uns les autres; pour cecy ils sont toujiours en inquiétude, ils se querellent, ils se dérobent, ils maudissent, ils blasfément: Enfin, pour cecy il n’y a ni vilenie, ni méchanceté où ils ne se portent9.» Il faut croire que ces «primitifs» avaient saisi l’essence de ceux qui s’étaient portés vers eux: «Dans les siècles où l'ignorance et la barbarie ont régné, les prêtres, comme le reste des hommes, étoient ignorantes et barbares. Uniquement occupés du soin d'aggrandir leur fortune et leur puissance…10» et qu’à aucun moment ils ne furent dupes.

L’Indien à cette période historique est nié ou diminué en tant que personne, son humanité n’est pas reconnue pleine et entière tant chez les zélateurs de la foi, que chez les partisans de la colonisation.

Il ne fut jamais réellement appréhendé, ni vu objectivement, car le prisme culturel occidental lui a attribué des caractéristiques culturelles, naturelles, qui a déformé le sens de sa réalité. Les raisons sont en corrélation avec l’argumentaire développé précédemment, et aussi pour ne pas s’être plié aux règles qu’on lui imposaient. L’Indien survivant fut relégué en marge de la société, dans des délaissés continentaux (désert vert, zones montagneuses, zones marécageuses, désert blanc, désert de pierre ou de sable.) où il ne put poursuivre son développement naturel. Aujourd’hui, leur image dans les Amériques n’a pas beaucoup évolué par rapport au passé, ils sont toujours discriminés, ils restent l’autre, l’étranger, celui qui est différent, leurs communautés éprouvent toujours autant de difficultés à s’inscrire dans la modernité occidentale.

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