mercredi, novembre 30, 2005

Girodet invente "l'abolitionnisme"


Sous le Directoire, l'élève de David est le premier à réaliser le portrait d'un homme de couleur en position de législateur occidental. Une audace artistique synonyme d'opportunisme politique.
Par Elisabeth Couturier
Le Portrait du citoyen Belley est le premier tableau que Girodet peint à son retour d'Italie, où son prix de Rome l'avait envoyé en 1790 parfaire ses études à l'Académie royale de France, abritée alors dans le palais Mancini. Le séjour de paix et d'étude promis se transforma en périple rocambolesque, face à la franche hostilité affichée par la papauté, l'aristocratie italienne et les nobles français exilés vis-à-vis de la Révolution française. Tous soupçonnaient les artistes pensionnaires d'entretenir un foyer insurrectionnel. Au point, qu'en septembre 1792, l'enlèvement des fleurs de lys du fronton du palais, et leur remplacement par des insignes représentant une allégorie de la République provoquèrent le sac des lieux et la mort d'un agent de ladite République. Girodet, comme ses camarades, fut contraint de fuir Rome. Il trouva refuge à Naples puis à Venise. La tournure extrême prise par les événements politiques en France le coupa des siens durant de longs mois, aggravant son isolement. Pourtant, la réputation de son génie était restée intacte depuis la présentation de ses « envois » au Salon, Le Sommeil d'Endymion , en 1791 et Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès en 1792.
Pourquoi choisit-il pour sa rentrée parisienne de présenter non pas une scène inspirée de la mythologie ou de la Bible, mais un portrait ? Qui plus est, celui de cet ancien esclave noir devenu en 1794 représentant du peuple à l'Assemblée de la Convention grâce à l'application, en 1792, dans les colonies de la Déclaration des droits de l'homme. Réalisée selon la tradition des portraits officiels de dignitaires politiques, établie dès la fin du XVIe siècle à la cour de France par Clouet, ainsi que par les peintres de la cour d'Espagne sous Philippe II, cette oeuvre fascinante retient l'attention par sa maîtrise absolue des règles de la peinture classique. Mais aussi par la distance prise de la part de l'ex-meilleur élève de David avec l'enseignement du maître, ne serait-ce qu'au travers de la pose nonchalante du législateur. Les troubles politiques incessants du Directoire ayant ajourné le Salon de 1797, l'oeuvre est présentée pour la première fois le 22 octobre à l'exposition de l'Elysée, sous le titre Le Portrait d'un Nègre . Le livret l'accompagnant précise : « Le costume dénote un représentant du peuple français. Le buste du célèbre Raynal, philosophe et historien, est un tribut de reconnaissance que les hommes de couleur doivent au premier apôtre de la liberté des Américains français. » L'année suivante, le portrait est montré au Salon sous un autre titre : celui que nous lui connaissons. Car, bien que le terme nègre soit à l'époque d'usage courant, il est déjà vivement critiqué par la Société des amis des Noirs présidée par l'abbé Grégoire, son fondateur. En changeant ainsi l'intitulé de son tableau, Girodet souhaite-il prouver son adhésion aux idées progressistes ? Selon Sylvain Bellenger, commissaire de l'exceptionnelle rétrospective « Girodet » qui se tient actuellement au Louvre, et auteur du catalogue (Gallimard/Musée du Louvre Ed.), ce revirement n'est pas anodin. Contrairement à ce qu'on pourrait penser de la part d'un homme comme Girodet, élevé en prince des Lumières et considéré comme l'artiste le plus cultivé de son temps, cette décision n'est pas dictée seulement par de bons sentiments : « L'actualité politique de l'année 1797, dit-il, explique les raisons de ce changement de titre et du sens dont Girodet charge son tableau. » Il ajoute : « La politique coloniale du Directoire est, à de rares exceptions près, oubliée par les historiens qui passent, sans transition, du décret de l'abolition de l'esclavage du 4 février 1794 à celui de son rétablissement dans toutes les colonies le 16 juillet 1802. Or la chronologie du Directoire est nécessaire à la compréhension du tableau de Girodet. » Effectivement, la période est politiquement marquée, tous les six mois, par les changements de majorité qui opposent la tendance royaliste du « parti de l'ordre », essentiellement les membres du Club de Clichy aux tendances radicales républicaines, comme celles de Babeuf. Et la question coloniale constitue, pour les uns comme pour les autres, un enjeu idéologique récurrent. Ainsi, lorsqu'au printemps 1797, la droite monarchiste remporte les élections, elle dénonce - sans officiellement vouloir rétablir l'esclavage -, la situation dans les Antilles où règne le chaos révolutionnaire. Mais le coup d'Etat du 4 septembre voit le triomphe de la partie adverse : les attaques conservatrices sur la situation des colonies ne sont plus admises. C'est pourquoi Girodet aurait décidé de changer le titre de son tableau : en déplaçant le sujet vers le député Belley plutôt que sur Raynal, il épouse la tendance idéologique du moment, glorifiant les acquis de l'Assemblée révolutionnaire. Une manière habile et opportuniste de concilier sa liberté d'artiste sans s'attirer les foudres du nouveau pouvoir et de continuer, ainsi, à enregistrer les commandes !
La réaction de la critique devant cette image atypique est excellente. La portée morale et politique du sujet constitue, aux yeux des observateurs et du jury, autant un hommage à Raynal qu'aux principes républicains. Le critique Chaussard écrit : « C'est un des tableaux les plus savamment peints que je connaisse : je conseille à plusieurs artistes d'interroger ce tableau ; il fera leur désespoir ou leur génie. J'irai souvent rêver devant ce portrait. Que d'objets sublimes ! Raynal, la liberté des Nègres, et le pinceau de Girodet. » Le contraste chromatique franc du noir et du blanc captive le public : « Ah ! mon dieu ! Comme il est noir ! Il ne faut pas juger les gens sur la figure... Oui, noir, mais pas si diable. » A cette époque, la formation artistique académique, ignore le modèle noir. C'est pourquoi le Portrait du citoyen Belley marque une étape dans l'histoire de l'art : il figure la première représentation d'un homme de couleur montré dans la position officielle d'un législateur politique occidental. Une vérité historique soulignée par Sylvain Bellenger : « Avant le romantisme, dans aucun atelier de Paris on apprend à peindre les chairs et la peau noires. » Et, de ce point de vue, peindre Belley c'était se lancer dans un exercice délicat : son visage et ses mains sont le résultat d'un mélange subtil de marron, cuivre, ardoise et argent. Le pinceau de Girodet a su rendre avec brio le grain de la peau en jouant des contrastes de la lumière.
Girodet a-t-il réalisé ce portrait pour répondre à une commande ? Rien n'est moins sûr. « Malheureusement, explique Sylvain Bellenger qui a fait de longues recherches à ce sujet, aucun document d'archives des milieux abolitionnistes, aucune correspondance particulière ne permet de situer une commande, pas plus que la rencontre de Girodet et de Belley. Comment ce dernier, qui déclarait ne posséder "que la garniture de sa chambre", aurait-il pu s'offrir un pareil cadeau ? » On ne voit pas non plus comment il aurait accepté le premier titre sous lequel fut exposé le tableau. On sait aussi que l'oeuvre fut vue dans l'atelier de Girodet au moins quatre ans après sa présentation au Salon.
Le mystère qui s'attache à l'origine du tableau reste entier. La tenue de Belley, par exemple, est celle des représentants du peuple à la Convention nationale entre 1793 et 1795. Or, en 1797, au moment où Girodet exécute le tableau, Belley n'est plus représentant de Saint-Domingue depuis cinq mois. Il est au sommet de sa carrière militaire. Ce portrait constitue peut-être un tableau commémoratif du grand moment politique de Belley lors de l'abolition de l'esclavage. Il pourrait aussi avoir été conçu, de la part de Girodet, comme un exercice de style, conciliant son image d'homme ouvert aux nouvelles idées tout en alimentant sa réputation d'excellence et sa recherche de gloire !
Mais qui était Belley et quel fut réellement son destin ? L'histoire héroïque de cet ancien esclave devenu représentant du peuple, mérite d'être contée. Elle épouse les soubresauts des années révolutionnaires, pour le meilleur et le pire. Né en 1747, dans l'île de Gorée, comptoir situé au large du Sénégal et haut lieu de la traite des Noirs où s'approvisionnaient les grandes compagnies commerciales françaises, anglaises et hollandaises, il connut, très jeune, le sort abominable des millions de captifs africains.
Belley fut, d'après Bellenger, probablement pendant son enfance, emmené à Saint-Domingue. Cette île est alors notre plus riche colonie des Amériques, fournissant à la France le sucre, le tabac, le chocolat, le coton, l'indigo, le rhum. Un joyau qu'aucun gouvernement, quelle que soit sa tendance, n'est prêt à perdre. Belley aurait conquis sa liberté en 1764, à dix-sept ans, en s'engageant dans l'armée, seul moyen alors pour un esclave de s'affranchir. Embarqué lors de l'escale de la flotte à Saint-Domingue, il combat avec bravoure au côté des alliés franco-américains durant le siège infructueux de Savannah d'octobre 1779 en Georgie. De retour au Cap-Français (aujourd'hui Cap-Haïtien) et libre, il exerce avec succès le commerce de détail et devient propriétaire. A la Révolution, dans les colonies, l'universalité des Droits de l'homme se heurte de front à la hiérarchie raciale, l'esclavage et ses enjeux économiques.
Le 23 août 1791 éclate au Cap une guerre civile : près de 50 000 esclaves se soulèvent. Dans la précipitation, les girondins signent une loi octroyant les droits civils et politiques à tous les citoyens libres, indépendamment de la couleur de leur peau. Elle est actée par le roi le 4 avril 1792. Sur place, la confusion règne et la tension est à son comble entre les colons blancs prêts à faire sécession, les mulâtres et les Noirs affranchis, ces derniers favorables à la République proclamée par la Convention le 21 septembre 1792. Lorsque des commissaires envoyés de France arrivent au Cap-Français pour rétablir l'ordre, Belley est chargé de commander le 16e régiment d'infanterie. En combattant contre les colons blancs, il participe à la victoire des Républicains.
Une fois l'esclavage concrètement aboli, et suivant le modèle de la métropole, une réunion d'assemblées primaires est organisée. Elle est chargée d'élire à la Convention six députés du nord de l'île. Sont élus en cession publique deux Noirs, dont Jean-Baptiste Mars Belley, deux mulâtres et deux Blancs. En octobre 1793, les colonies se constituent en département. Le 4 octobre, les députés embarquent pour la France. Belley siège pour la première fois à l'Assemblée le 3 février 1794. Il réussit à continuer sa carrière politique même après la mort de Robespierre et l'abandon de la Constitution de 1793. En mai 1797, alors qu'il siège au conseil des Cinq-Cents et à celui des Anciens, au titre de la loi des deux tiers, il est remplacé par un autre député noir, Etienne Victor Mentor.
Poursuivant parallèlement à son mandat une carrière militaire, le 13 juillet 1797, il est nommé chef de la gendarmerie de Saint-Domingue. Un parcours sans faute jusqu'au jour où, en avril 1802, il est arrêté alors même qu'il combat aux côtés du général Leclerc, envoyé par Bonaparte dans la colonie pour contrer la prise de pouvoir indépendantiste de Toussaint-Louverture qui s'est rendu mettre de l'île. A sa stupéfaction, il est incarcéré en France, à la citadelle de Belle-Ile-en-Mer jusqu'à sa mort le 6 août 1805. L'esclavage, rétabli dans les colonies par la loi du 16 juillet 1802, ne suffit pas à expliquer cet incroyable retournement de situation.
En fait Jean-Baptiste Mars Belley, bien malgré lui, avait servi une cause qui allait le conduire à sa perte : Bonaparte avait décidé, en secret, de rétablir la hiérarchie raciale dans les colonies. Une réorganisation qui ne souffrait « qu'aucun noir ayant eu grade au-dessus de capitaine reste dans l'île ». Un improbable revirement de l'Histoire dont le bel affranchi fit personnellement les frais. Mais qui, lorsque son portrait fut montré pour la première fois au public, en 1797, ignorait tout du triste sort qui l'attendait.
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Portrait du Citoyen Belley,ex-représentant des colonies (1797)Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson
"Girodet (1767-1824)" au musée du Louvre jusqu'au 2 janvier 2006."Girodet et les décors de Compiègne" au château de Compiègne jusqu'au 6 janvier 2006."Au-delà du maître, Girodet et l'atelier de David" au musée Girodet de Montargis jusqu'au 31 décembre 2005.

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