mercredi, novembre 30, 2005

Esclavage : Le crime oublié

Après avoir longtemps occulté ces pages peu glorieuses, la République commence à admettre que la traite des Noirs et l’esclavage font aussi partie de l’histoire de France. Une reconnaissance trop tardive qui entretient les blessures de la communauté noire. Et sert indirectement de prétexte aux dérapages antisémites d’un Dieudonné Ils sont des dizaines dans la cour du Sénat à parler et parler encore, comme si les mots pouvaient retenir le temps. Que cette journée ne s’achève jamais, cette journée de la reconnaissance! Noirs, bistres, roux ou bruns, enfants de tous les métissages... Ils sont 300 Antillais et Guyanais dans ce palais du Luxembourg, qu’ils ne se décident pas à quitter.

Ce 10 mai 2001, le Sénat vient d’adopter la loi Taubira. Les élus de la République proclament l’esclavage et la traite négrière «crimes contre l’humanité». Des Antillais pleurent. Un texte solennel vient dire à la France que leurs ancêtres étaient des hommes, aimables dans leur martyre oublié.10 mai 2001. Vingt ans après la victoire de Mitterrand. Un autre 10 mai libérateur... Mais celui-ci ne précipite pas le peuple place de la Bastille. Il ne fait pas les gros titres des journaux. Seuls tressaillent les Antillais du Sénat et ceux qui les regardent, bouleversés. Christian Paul, jeune secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer, qui a accompagné la loi. La députée Christiane Taubira, son initiatrice. Esclavage, «crime contre l’humanité». Elle aurait voulu que les choses soient plus nettes encore. Accuser nommément les «puissances occidentales» coupables de la traite. Evoquer la question des «réparations». Ces saillies-là ont été limées. Trop compliquées. Trop brûlantes. Il n’empêche. La victoire est déjà belle. Un peu de vérité est dite. Taubira, ci-devant indépendantiste guyanaise, n’a jamais été aussi française que ce jour-là: grâce à elle, la France peut regarder son histoire.Car l’esclavage est aussi une histoire française. Belles familles de Nantes, Bordeaux, La Rochelle, belles fortunes nées de la traite, au temps où Lully faisait danser la cour, où Molière la faisait rire, où Colbert consolidait l’Etat – mais codifiait le statut de l’esclave dans le Code noir. La traite fut notre commerce. L’esclavage, notre économie. Histoire française. Sous la Révolution, l’abbé Grégoire, déjà émancipateur des juifs, et d’autres «amis des Noirs» arrachent l’abolition en 1794. Huit ans après, Bonaparte, Premier consul, envoie sa soldatesque mater la Guadeloupe et rétablit l’esclavage. Bonaparte, auteur d’un crime contre l’humanité.

«Une page peu glorieuse de notre histoire», a dit Jacques Chirac en 1998...Une page peu glorieuse. Mais sait-on à quel point? Longtemps la République a occulté les fautes passées de l’Etat. En 1848, Victor Schœlcher, sous-secrétaire d’Etat à la Marine, impose l’abolition. On indemnise les planteurs, sitôt transformés en capitalistes! Les esclaves, eux, deviennent citoyens. Ensuite on efface tout. D’un coup. Plus rien à voir. Le crime n’est plus nommé.

L’esclavage est une victime de l’histoire. Le principe républicain l’éclipse une première fois: l’Etat ne connaît ni anciens maîtres ni anciens esclaves, seulement des Français! L’aventure coloniale l’enterre définitivement. A la figure du Noir enchaîné succède celle de l’Africain ou de l’Arabe dominé. Au XXe siècle, c’est le colonialisme qui sera l’ennemi emblématique du progressisme. Quand les Antilles produiront un révolutionnaire, ce sera Frantz Fanon, inventeur du tiers-mondisme. Mais cet engagement ne dit rien sur la traite et le traumatisme qu’elle a engendré. Aux Antilles rôdent les fantômes. On les conjure par un conte de fées. On célèbre Schœlcher dans un culte infantilisant. «On fêtait la Saint-Victor, comme on aurait adoré un Dieu libérateur», raconte le Guadeloupéen Serge Romana, généticien à l’hôpital parisien Necker. Longtemps Romana a détesté Schœlcher. Il l’a redécouvert adulte, «un observateur hors pair de la réalité antillaise, qui savait à quel point l’esclavage avait détruit la société, ruiné durablement la conscience des hommes, leur estime, leur fierté».

Mais le schœlchérisme –l’instrumentalisation d’un grand Français pour étouffer les fautes de la France – lui reste insupportable. Dans les années 1970, entre Antilles et Guyane, une génération d’activistes se construit une fierté. «Nous découvrions notre histoire en autodidactes», se souvient Christiane Taubira. On célèbre alors les marrons, ces esclaves qui brisaient leurs chaînes. On cherche des héros guerriers, valorisants. Toussaint Louverture, père de l’indépendance haïtiennne; Delgrès, colonel guadeloupéen qui se suicida avec ses hommes en 1802 pour échapper à la défaite et au retour aux chaînes. Il faudra des années pour que des écrivains réconcilient les Antilles avec tout leur passé, et que la figure même de l’esclave, pauvre victime dont les enfants ont honte, soit réhabilitée. Cette maturation est lente. Elle se passe en dehors de l’opinion française. La métropole ne voit rien. En 1981, Mitterrand a pourtant déposé une rose sur la tombe de Schœlcher. Mais il faut attendre 1998 pour que la France regarde son passé. Cette année-là, la République veut célébrer les 150 ans de l’abolition définitive. L’intention est bonne. «A l’époque, j’ai mené plus de 100 débats dans des universités, des comités d’entreprise, se souvient l’universitaire Marcel Dorigny.

Les journaux l’ont ignoré: mais une prise de conscience s’est opérée.» Nantes affronte ses remords. Mais les Antillais sont mal à l’aise dans cette fête décrétée. Schœlcher encore. Schœlcher toujours. La République magnifique. Et nous donc ? Nos pères ? Nos victimes ? Le malaise s’étend aux «négropolitains» de métropole. Lionel Jospin, alors Premier ministre, prononce pourtant un discours honorable. Célébrant à Champagney des villageois de Haute-Loire qui en 1789 avaient réclamé dans un cahier de doléances la suppression de l’esclavage, il rappelle la responsabilité de la France, salue les luttes des esclaves. Mais Jospin ne suffit pas. Il manque une parole plus forte. Celle de l’Etat, par son premier représentant, qui dirait la souffrance encore à vif.Chirac serait capable de ce geste. Il l’a eu en direction de la communauté juive, actant la responsabilité de la France dans la Shoah. Il sait être thaumaturge. L’anéantissement des peuples amérindiens lors de la conquête coloniale lui a inspiré une colère durable et des mots exemplaires. Il sait évoquer l’esclavage... Mais, en ces jours de 1998, il n’arrive pas à toucher la douleur antillo-guyanaise. Il évoque «une plaie béante au cœur de l’Afrique qui perdit le plus précieux, une part de sa richesse humaine». Il célèbre Schœlcher, son inspiration, le courage républicain. Il vante l’entrée des esclaves dans la citoyenneté, salue l’apport des Antillais à la France. Mais il ne sent pas que ces Français à part entière restent rongés de l’intérieur par un passé jamais nommé. Il ne trouve pas les mots adéquats.

Tiers-mondiste, Chirac plaint la seule Afrique! Jacobin, il ne capte pas les Antillais! «Un simple pardon, au nom de la France, aurait suffi», regrette Serge Romana.La France blesse, sans même s’en rendre compte. Une affiche maladroite est placardée par l’Etat. «Tous nés en 1848», proclame-t-elle! Pour les descendants du grand viol, c’est une insulte. Déportés, enchaînés, avilis et désormais niés! N’existant que par la grâce de la France esclavagiste puis libératrice! Un peu partout des comités s’organisent. Jamais on nes’est autant parlé entre «négropolitains». Acteurs, écrivains, médecins, musiciens. Tant d’amour blessé. On se dispute. Qui suis-je? Que vais-je dire? Finalement, ils ne disent rien, et c’est encore plus fort.Le 23 mai 1998, c’est une mer métissée qui s’engouffre cours de Vincennes.
Une marche silencieuse, précédée d’une banderole: «Esclavage, crime contrel’humanité». Combien sont-ils? 40000 disent-ils aujourd’hui. 40000 négropolitains convergeant vers la Nation, sans un mot, mais le cœur débordant. La manifestation est un moment unique. Quelque chose comme la marche des beurs, quinze ans plus tôt, mais venant d’une communauté dont on a folklorisé les angoisses. Nous sommes ici, proclament les enfants du zouk, des acras, du ti-punch. Nous sommes un drame. Nous sommes ici, descendants d’esclaves. La presse et les politiques pourtant passent à côté de l’événement. Qu’importe. «On faisait ça d’abord pour nous, se souvient Romana. On a simplement dit à nos ancêtres qu’on les aimait.» Un mois plus tard, le metteur en scène Luc Saint-Eloi fait sortir ses comédiens dans la rue pour un tableau vivant sur le destin des Noirs. Acteurs avec des chaînes. Il installe un monument du souvenir fait de chaînes et de colliers brisés, qu’il voudrait pérenne et qui pourtant est bientôt déplacé.

En décembre 1998, Christiane Taubira dépose sa proposition de loi. Ancienne gauchiste, députée apparentée PS de Guyane, elle s’est longtemps identifiée aux marrons en révolte. Cette fois, elle parle pour les vaincus. En 1999, quand son texte vient en discussion, c’est une coulée de lave qui sort de sa bouche. «Les millions de morts établissent le crime», lance-t-elle aux députés. Puis la politique reprend ses droits. Arguties et tractations. Des Etats africains font savoir que cette loi est malvenue, embarrassante. Après tout, des rois d’Afrique aussi ont participé à la traite...

La loi avance pourtant. Soutenue par le gouvernement Jospin, une fois élaguées les mentions qui fâchent sur les réparations. Qu’importe. «Pour moi, une réparation ne peut être que morale, sous forme de reconnaissance, de musées, de chaires universitaires», dit aujourd’hui Taubira. Elle sort épuisée du combat. Mais un an plus tard, candidate des radicaux de gauche à l’élection présidentielle, elle rafle les suffrages des négropolitains. Solidarité ethnique? Non: reconnaissance.Quelque chose est né, qu’on ne perçoit pas immédiatement. Un mouvement. Des identités. Pour le meilleur et pour le pire.

Romana et ses amis lancent un Comité Marche du 23-Mai pour fouiller leur mémoire. Ils inventent un mot créole, lanmèkannfèneg», pour résumer leur obsession. «Lanmè»: la mer, traversée par les bateaux négriers; «kann»: la canne à sucre que cueillaient les esclaves; «fè»: les chaînes qui les entravaient; et «nèg», les nègres, le nom qu’on leur donnait. Tandis que Romana travaille entre histoire et psychanalyse, d’autres inventent un groupe de pression: le Calixthe Beyala se monte autour de Luc Saint-Eloi et de l’écrivain franco-camerounaise Calixthe Beyala pour combattre les discriminations dont souffrent... toutes les «minorités visibles»! L’intention est louable. Mais la confusion guette. A mettre sur le même plan Africains et Antillais, mémoire de l’esclavage, séquelles du colonialisme et discriminations d’aujourd’hui, on risque l’explosion mentale. «Politiquement, anthropologiquement, cela n’a aucun sens, s’insurge Romana. Il n’y a aucune expérience commune entre un Antillais, descendant d’esclaves, fruit d’une histoire composite, métissée et douloureuse, et un Africain anciennement colonisé.» «On ne doit faire aucune confusion historique, affirme Christian Paul, aujourd’hui député PS, attentif à la question des "diversités".

Mais vivent en France des populations qui se ressentent exclues, et dont le passé est marqué par la persécution. Il faut promouvoir l’égalité et la vérité, en même temps.»La cacophonie règne bientôt sur la microplanète franco-noire. Alors que les évêques d’Afrique demandent pardon aux descendants d’esclaves, des militants, en France, prétendent interdire qu’on évoque les responsabilités africaines dans la traite! Certains veulent tirer le mouvement noir vers l’islam. D’autres, fascinés par le modèle nord-américain, rêvent à des procès en réparation. D’aucuns veulent embarquer la douleur noire en de douteux combats.

Cet hiver, un groupe de militants d’extrême gauche et d’islamistes liés au prêcheur Tariq Ramadan a proclamé la révolte des «indigènes de la République» – mélangeant délibérément l’esclavage, la colonisation, la discrimination... et l’interdiction du foulard islamique à l’école! Plus voyante, l’explosion antisémite de l’humoriste Dieudonné – métis breton et camerounais se proclamant soudain descendant d’esclaves et, comme tel, partant dans une croisade contre Israël et les juifs – vient comme une caricature grimaçante souligner à quel point la mémoire brouillée et exploitée peut se révéler un poison.«On a besoin d’histoire», affirme l’écrivain guadeloupéenne Maryse Condé. L’auteur de «Ségou» préside un Comité pour la Mémoire de l’Esclavage, né de la loi Taubira. «Nous devons travailler sur la refonte des programmes scolaires, pour que l’esclavage et la traite soient enseignés aux jeunes Français. Nous voulons inventer des commémorations, des lieux de mémoire, pour que ce pays connaisse son passé.» Au printemps prochain, les sages du comité proposeront à l’Etat une date nationale de commémoration. Ce ne sera pas le 27 avril – date du décret Schœlcher – ni le 23 mai, celle de la marche de 1998. Ce sera, jure Condé, «une date consensuelle que tous pourront partager». Le premier pas d’une histoire commune, enfin ?

Claude Askolovitch
Semaine du jeudi 3 mars 2005 - n°2104 - Dossier

Aucun commentaire: