mardi, juin 21, 2022

Un kantharos à deux faces

 


"Un kantharos à deux faces (récipient pour boire en forme de gobelet à deux anses verticales) avec les têtes d'une Africaine et d'une Grecque, daté de 480-470 av. JC.


Avec l'établissement du pouvoir des Ptolémée en Égypte après la mort d'Alexandre le Grand en 323 av. JC. l'interaction entre les deux peuples s'est intensifiée.

De nombreuses villes hellénistiques, en particulier Alexandrie, sont devenues des centres de coexistence entre les populations grecques et africaines."

mardi, mai 11, 2021

10 Mai Jour de Deuil (Mai 2006)

 JOUR DE DEUIL

A propos du 10 mai, quelle ne fut pas notre surprise en lisant les déclarations dans la presse nationale et internationale de quelques « bien-pensants » de notre communauté Afro antillaise. Ceux-là même qui se donnent pour projet de la défendre ou de la promouvoir.

A les lire, nous avons la désagréable impression qu’ils donnent raison au grand voyageur, Alexis de Tocqueville l’observateur des peuples qui pointait déjà au XIX° siècle que : « Le nègre fait mille efforts inutiles pour s’introduire dans une société qui le repousse, il se plie aux goûts de ses oppresseurs, adopte leurs opinions et aspire en les imitant à se confondre avec eux.»

Quoique ces nègres fassent, on les regarde et on rie. Ces gens voyaient pour le 10 mai : « une grande action culturelle et pédagogique pour fêter l’abolition et pour informer le grand public. » Les mots font sens, il faut se garder de les employer à tort et à travers. Le terme fête renvoie entre autres à : bal, agapes, réjouissance, bamboche, bamboula, nouba, amusement, bringue. Funeste Carnaval …

Ce n’est pas de cela dont il s’agit, messieurs du Cran ! Pour Nous la fête est exclue le 10 mai, la commémoration est de mise. Il s’agit de se souvenir d’une infamie, d’un drame où nos ancêtres furent pris dans les bateaux négriers, dans les rets d’êtres abjects ; Nous portons encore aujourd’hui les séquelles et affichons encore les traumatismes. Ils justifièrent le crime, en se fondant sur la malédiction d’un intempérant biblique, pour nous exhéréder de l’humanité. Il nous semble inepte et insane de fêter les bourreaux, si ces messieurs veulent le faire qu’ils le fassent un autre jour.

Le 10 mai est un jour du souvenir, un jour de recueillement, un jour de deuil dédié à la mémoire de nos ancêtres esclaves. Restituons nos ancêtres dans leur Humanité et leur Dignité.

Le noir et le blanc sont de tenue pour le deuil.

Le rouge pour la colère, car le crime est toujours sans coupable.

Tony Mardaye


lundi, mai 10, 2021

Historique des abolitions


Quelques petites erreurs dans tes dates d'abolition... le premier fut le Portugal sur son territoire et la France bien parmi les premiers mais forcée par Saint-Domingue

En Europe, le Portugal fut le premier pays à abolir l'esclavage par le décret du 12 février 1761
Le 29 août 1793 par le conventionnel Léger-Félicité Sonthonax à Saint-Domingue.
Le décret du 4 février 1794 abolit l'esclavage sur toutes les colonies de la France par un vote de la Convention. La loi du 20 mai 1802 maintient l'esclavage dans les territoires (Martinique, Tobago et Sainte-Lucie, Réunion, Île Maurice) dans lesquels le décret du 4 février 1794 n'avait pas été appliqué. La même année, l'esclavage est rétabli en Guadeloupe. Il est rétabli en Guyane entre 1802 et 1804. La tentative de le rétablir à Saint-Domingue échoue et conduit à l'indépendance d'Haïti.
Le 1er janvier 1804, l'ancienne colonie française de Saint-Domingue, devenue République d'Haïti, à travers son acte d'indépendance, déclare libre tous les hommes sur son territoire.
En 1810 par le Chili
En 1813 par l'Argentine.
En 1821 par la Colombie.
En 1829 par le Mexique.
Le 2 mars 1833 pour les colonies britanniques.
En 23 janvier 1846 par la Tunisie.
Le 9 octobre 1847 par la Suède à Saint-Barthélemy23 et le 26 décembre par l'Empire ottoman.
Le 27 avril 1848 (troisième abolition) par la France sur les colonies françaises.
En 1848 par le Danemark sur leur colonie de l'île St.Croix (Antilles)
En 1863 par les Pays-Bas.
Le 18 décembre 1865 dans tous les États-Unis, après la Guerre de Sécession.
En 1873, John Kirk informa le sultan Barghach ben Saïd de Zanzibar qu'un blocus total de l'île était imminent. Barghach signa à contrecœur le traité anglo-zanzibari qui abolit la traite des esclaves dans les territoires du sultan, ferma tous les marchés d'esclaves et protégea les esclaves libérés.
Le 13 mai 1888 au Brésil.
En 1942 par l'Éthiopie.
En 1980 en Mauritanie, dernier pays à avoir officiellement aboli l'esclavage. J.M Montoute

vendredi, mai 07, 2021

Napoléon Bonaparte interdit le sol français aux Noirs

 


Le 2 juillet 1802, Napoléon Bonaparte interdit le sol français aux Noirs, gens de couleur...

Bulletin des Lois, 3e sér., t. 6, no 219, p. 815-816 (no 2 001). Source
Gallica BnF

vendredi, octobre 23, 2020

LE MARTINIQUAIS QUI A BÂTI L’ÉCONOMIE DE LA COTE D’IVOIRE MODERNE


Entre la Martinique et la Côte d’Ivoire, il y a un homme que l’histoire a aujourd’hui malheureusement oublié et qu’il me tarde d’honorer dans le documentaire sur les amitiés antillaises de Félix Houphouët-Boigny, que j’ai tourné l’an dernier et que j’espère finir de monter, sitôt le budget trouvé.

L’homme en question s’appelle Raphaël Saller. On le voit ici au premier rang à l’extrême gauche avec des lunettes noires sur la photo officielle du premier gouvernement ivoirien en 1960.
Lors du tournage du documentaire, je suis allé sur les traces de Raphaël Saller et de sa famille en Martinique pour reconstituer son parcours.
Saller est né dans la commune du Marin. Après des études au lycée Schœlcher à Fort-de-France, il part à Paris et obtient son diplôme de l’École coloniale en 1928. Il sert notamment comme gouverneur en Côte française des Somalis (actuel Djibouti) puis se fait élire au Conseil de la République, la chambre haute du parlement, pour le deuxième collège de Guinée.
Saller tisse bientôt des liens avec Félix Houphouët-Boigny qui est député puis ministre en France. Houphouët manifeste en effet une grande ouverture à l’égard de la diaspora antillaise.
J’ai d’ailleurs raconté dans mon livre « Mes années Houphouët » la liaison que Houphouët entretient à l’époque avec la députée guadeloupéenne Gerty Archimede qui refusera de l’épouser. Au-delà de cette affaire de cœur, l’intérêt d’Houphouët pour la diaspora se caractérise surtout par la présence à ses côtés de collaborateurs guadeloupéens, comme Guy Nairay et Auguste Denise, dont la mère est ivoirienne.
Entre Félix Houphouët-Boigny et Raphaël Saller, le courant passe vite. Du coup, le premier décide de faire du second son ministre des Finances, des Affaires économiques et du Plan. À ce poste, Saller s’illustre par une politique économique libérale et dynamique, attirant ainsi les capitaux.
La Côte d’Ivoire connaît une croissance astronomique qui fait pâlir d’envie ses voisins. De 1960 à 1964, le total des investissements, pour ce pays de 4 millions d'habitants, s’élève à 138 milliards de FCFA. Le revenu annuel par tête double en 4 ans.
Raphaël Saller, le Martiniquais, devient le père de ce que tout le monde appelle à l’époque le « miracle ivoirien ». Un miracle qui prendra cependant fin rapidement après son départ en février 1966.

Serge Bilé

dimanche, septembre 06, 2020

Discours sur les trois tombes.




" Au nom de l’ordre et de la force publique, au nom de l’autorité qui nous régente, au nom de la loi et au nom de la France, une poignée d’assassins en armes vient de creuser trois tombes d’un coup dans notre sol Lamentinois. 
Crime plein de lâcheté et plein d’horreur ! 
Crime policier, crime raciste, crime politique. 

Policier certes, parce que pas une main civile 
N’a commis en cette nuit du Vendredi 24 Mars 1961 
Le moindre geste meurtrier.

Crime raciste certes, même quand des valets de notre sang, de notre race, au service à la fois de la force et de l’argent, trahissent leur sang, trahissent leur race, pour se faire vils et dociles assassins. 

Crime politique certes, parce qu’il fut organisé pour et par les forces d’oppression capitalistes et colonialistes et qu’il s’est commis au grand détriment de familles ouvrières des plus humbles mais des plus dignes. 

Vingt-et–un blessés et trois cadavres, voici le bilan de cette nuit tragique, de ces minutes de rage policière. 

Nous mesurons alors le poids du mépris des meurtriers en uniformes et nous savons aujourd’hui encore mieux qu’hier le peu de poids que pèsent dans la balance de l’Etat Français les vies humaines, lorsque ces vies-là sont celles des nègres de chez nous.

Le plus féroce des meurtriers, fut-il fusil au poing, mitraillette au côté, chasse de la voix le chien qui devant sa porte approche, pour l’avenir des sévices qu’il encourt. 

Ici, les assassins officiels- sans crier gare- 
Couchent sur le sol en deux salves sanglantes, 
Des hommes, des femmes, qui ont commis la faute de ne pas être contents d’avoir été si longtemps trompés, abusés, exploités.

Qui veut du pain aura du plomb 
au nom de la loi, au nom de la force, 
au nom de la France , 
au nom de la force de la loi qui vient de France. 

Pour nous le pain n’est qu’un droit, 
pour eux le plomb c’est un devoir. 

Et dans l’histoire des peuples noirs 
Toujours a tort qui veut du pain 
Et a raison qui donne du plomb. 

Ainsi vont les choses pour nous les noirs. 

De mal en pis elles vont, les choses.

Pour que les cris des peuples noirs, ceux de l’Afrique, ceux du Congo, 
ceux de Cayenne et ceux d’ici, ne puissent s’unir en une seule voix dont les échos feront un jour éclater l’avenir en gros morceaux de joie, de tendresse et d’amour, feront s’évaporer la haine, la domination et la servilité, feront pleuvoir du bonheur pour les pauvres, pour que les échos de cette immense voix des travailleurs de toutes les races, unis, égaux, en droits, ne puissent résonner à l’unisson, on étrangle, on enferme et l’on tue. 

Dans les lambeaux de quel drapeau vont se cacher 
Pour palpiter les principes humains de le morale française ? 
Sous les plis de quelle bannière va se tapir la charité chrétienne ? 
Répondez, citoyens, camarades, répondez, vous que le plomb tient aux entrailles et qui râlez à l’hôpital. 

Répondez, vous que les balles assassines 
Ont couchés dans le silence. 

Répondez, vous trois qui avez passé vos brèves années 
dans le culte du travail et de dieu. 

Réponds- moi Suzanne MARIE-CALIXTE, belle et forte camarade, 
toi qui pendant tes 24 années passées sur terre, as cultivé l’amour de ta mère et de ta grand’mère, l’amour des tiens, l’amour de Dieu, de tes prochains. 
Dis-moi quelle dernière prière tu venais d’adresser à ton Seigneur dans son Eglise que tu quittais à peine, quand les gendarmes firent entrer la mort par un grand trou dans ton aisselle, à coups de mitrailleuses. 

Et si ton Dieu t’accueille au ciel, 
Tu lui diras comment les choses se sont passées. 
Tu lui diras qu’Alexandre LAURENCINE ici présent 
Avait seulement 21 ans.

Qu’il s’est couché sur le pavé et que c’est là, face contre terre, 
qu’il fut tiré et qu’il fut tué, déjà couché, prêt au tombeau. 
Tu lui diras que son papa s’était baissé pour l’embrasser 
et qu’à la main il fut blessé. 

Tu lui diras jeune fille, qu’Edouard VALIDE 
garçon tranquille de 26 ans, donnait le dos aux assaillants, 
et qu’à la nuque il fut atteint et que sa tête de part en part fut traversée. 
Tu lui diras que des Français forment ici une gestapo qui assassine dans le dos 
au nom de la loi, au nom de la force, au nom de l’ordre, au nom de la France 
au nom de l’ordre qui vient de France. 

Vous trois, amis, dont la police et la gendarmerie ont cru utile et agréable d’ouvrir les tombes à coups de fusil, vous trois dont les mains étaient vides 
comme vos poches et votre ventre, vous trois dont la tête était pleine de tracasseries et de soucis, de manque d’argent et de malheur, vous trois dont le cœur était plein d’espoir et d’amour sachez que votre sang a fécondé le sol de votre ville pour que se lèvent des milliers de bras qui sauront un jour honorer votre martyre,dans la paix, dans la raison et dans la liberté. 

Vos noms rejoignent glorieusement 
Ceux du François de 1900, 
Ceux du Carbet de 1948, 
Et tous ceux qui pour les mêmes raisons, sont les victimes du plus fort et de la trahison.

Au nom de l’Edilité de votre ville, au nom de tout un peuple de Travailleurs, je m’incline avec piété devant vos trois cercueils et je salue affectueusement vos familles dans la douleur. 

Puisse votre souvenir illuminer nos luttes à venir qui seront dures certes- 
ici vos bières nous l’indiquent à suffire- mais qui seront, nos luttes, assurément victorieuses. 

Car nous sommes tous avec vous trois par votre sang, par notre honneur, 
liés, pour la raison contre la trahison, dans le courage contre la lâcheté,
dans l’amour contre la haine,pour la liberté contre la servilité, pour la fraternité des peuples contre le racisme, pour la paix et le bonheur universels 
contre l’égoïsme cruel de quelques uns. 

Fiers et Chers Camarades, Adieu ! "


Georges GRATIANT

mardi, juillet 21, 2020

EN HOMMAGE A FANON



Frantz Fanon est né en Martinique le 20 juillet 1925.
Il est mort le 6 décembre 1961, aux USA.

En ces temps où , dans son propre pays, l'impuissance et l'absence de pensée politiques génèrent d’effarantes régressions, il est bon de relire cette méditation... manière d'hommage.

FANON, COTE CŒUR, COTE SEVE

De Fanon, je conserve le souvenir d’une irruption très forte dans mon adolescence anticolonialiste. Le souvenir aussi d’une fulgurance qui allait jeter les bases de mes évolutions ultérieures. L’Homme de Peaux noires, masques blancs, l’homme des Damnés de la terre, constitue pourtant une partie invisible de ce que je suis aujourd’hui : il m’accompagne silencieusement dans ce que je tente de deviner des mutations contemporaines du monde. Cette discrétion de Fanon en moi, ou plutôt cette dés-apparition, est aussi sans doute liée à ces lectures que l’on fait de son œuvre au fil des commémorations, lectures historiques, lectures contextuelles, qui l’installent dans le mausolée de la colonisation et de la décolonisation. Ces lectures élaborent une sorte de linceul, qui à l’instar de la Négritude pour Césaire, lui confère une stature grandiose dans cela même qui le limite, et qui, tout compte fait, diminue sa portée.

Je crois qu’il faut recommencer Fanon au point exact où l’on a tendance à l’arrêter. Pour moi, son œuvre ne s’arrête pas à l’effondrement colonialiste, avec quelques lumières sur l’ère des indépendances et du post-colonialisme. C’est justement à partir de ces frontières-là que sa pensée s’ouvre, qu’elle nous empoigne et nous secoue, et qu’elle nous offre, sinon le seul Fanon qui vaille, mais le plus riche de tous : celui qui est en devenir.

Donc, attardons-nous sur mon rapport personnel à Fanon. Disons, sur cette « expérience » que j’ai engrangée grâce à lui. Je ne crois pas aux vérités de lectures et d’interprétation, je crois à la richesse des expériences, en ce que l’expérience déserte toute Vérité, laquelle ne fait que figer les choses en dehors du réel. L’expérience personnelle –– ce que l’on fait de ce que la vie nous réserve –– nous instruit des tremblements d’une conscience individuelle : une conscience solitaire (mais solidaire) qui cherche sa voie dans l’imprévisible et l’impensable du monde. C’est tout ce que nous pouvons transmettre : notre propre expérience.
Et donc, dans mes rencontres avec Fanon, je distingue quatre niveaux.

1 – D’abord, le choc d’une langue, ou plus exactement d’un langage. Un sens prodigieux de la formule. Une électricité du verbe. Des séquences langagières étonnantes qui vous dévoilent, avec l’ampleur brusque et totale des foudres, des perceptions inattendues de vous-même et du monde. De fait, il existe avant tout chez Fanon, la magistrale mobilisation d’une connaissance poétique, c'est-à-dire d’une aptitude à inventorier le réel où le plus décisif est livré par les secousses de l’intuition, les orages de la vision, les impatiences de l’éclair et de la fulgurance. J’ai toujours perçu à quel point il était habité par le verbe et par la rhétorique césairienne, et combien ce qui faisait sa force – et la force de ce qu’il nous disait – relevait des alchimies d’un grand sens poétique, et de ces transmutations de l’imaginaire dont seule est capable la puissance littéraire. Nous avons ici, la plus exacte définition du poète, en ce que ce dernier est avant tout un homme dont le verbe à lui seul est une action sur la matière du monde. Chez Fanon, cette étonnante capacité a pu atteindre son corps, ses muscles, et ses actions les plus concrètes. Il fut le plus « agissant » de nos nombreux poètes.

2 – C’est sur cela me semble t-il que se fonde le deuxième niveau de mon rapport à Fanon. Son langage électrique comblait mes absolus anticolonialistes de l’époque, mes cris et mes colères tournées vers l’extérieur. Mais ce qu’il disait me renvoyait à la ruine intérieure qui s’était constituée en chacun de nous, et qui faisait qu’une bonne part du dominateur était alors, et avant tout, installée en nous-mêmes. Nous pensions que la Bête était en dehors, Fanon nous expliquait qu’elle était largement en dedans, et que c’est du dedans qu’elle nous déterminait –– comme un soleil noir qui vivrait dans nos ombres inconscientes, et qui par ces ombres inconscientes, constituerait l’assise perverse, aliénée, aliénante, de nos fragiles lucidités. Dans Peaux noires, masques blancs, il y a déjà la déroute des indépendances à venir, une anticipation de cette décolonisation formelle qui n’allait rien modifier du fait fondamental. Ce fait fondamental n’était pas seulement la mise en lumière d’un masque blanc sur une peau noire, ou d’une peau noire sur un imaginaire blanc – il était surtout de signifier que dans la rencontre, ou plutôt dans le choc entre colonisateurs et colonisés, il ne s’était pas seulement produit des génocides, des violences, des aliénations irrémédiables, mais que s’étaient mis en branle des processus anthropologiques nouveaux. Ces processus transposaient une fois pour toutes le champ de bataille le plus décisif vers les ravines insoupçonnées et agissantes de chacun de nos imaginaires.

Au-delà des questions d’aliénation primaire, Peaux noires, masques blancs nous signifiait que le rapport entre les cultures, les civilisations, les élaborations identitaires collectives ou individuelles, étaient entrées dans des modalités qui allaient invalider les vieux marqueurs identitaires que sont la peau, la langue, le dieu que l’on vénère, la terre ou l’on est né. Le « masque blanc » nous symbolisait déjà un vertige conceptuel que nous commençons à peine à explorer. Bien entendu, à cette époque de ma rencontre avec Fanon, je m’étais contenté, comme nous tous, d’essayer d’arracher ce « masque blanc » qui m’oblitérait l’âme. En exaltant ma négritude, j’ai bien souvent eu le sentiment d’y parvenir, par le recours à un masque noir, plus pertinent, surtout plus rassurant, mais ce nouveau masque ne faisait que voiler l’abîme déjà ouvert d’une autre complexité.

3 – Au troisième niveau, avec Les damnés de la terre, s’élabore l’ouverture non plus seulement sur les ombres intérieures, mais sur les puissances invisibles de l’extérieur dominateur : sur tout l’invisible de la domination occidentale, tous les mécanismes secrets qui, au-delà du fusil ou de la chicote, nous maintenant dans une surdétermination. Cette surdétermination était capable d’absorber sans encombre nos combats les plus immédiats et nos luttes les plus étroitement rebelles. Il fallait se battre bien sûr, avec toute la violence refondatrice que Fanon déclarait nécessaire, mais il fallait se battre aussi et surtout avec toute la radicalité qu’il dévoilait indispensable.
On a beaucoup parlé de la violence de Fanon, de sa célébration de la violence refondatrice. Mais ce qu’il y a de plus violent chez Fanon, c’est sa radicalité. La radicalité n’est que l'exigence d’une analyse autonome, sérieuse, totale, profonde, de ce que nous devons affronter, du réel dans lequel nous devons exister, et du souci de comprendre les forces systémiques qui œuvraient (et qui œuvrent encore) entre le projet capitaliste occidental et le reste du monde. La radicalité est ce qui remet tout en question, et qui recherche sans cesse les questions essentielles, et qui les pose sans cesse. La radicalité est le seul moyen d’éviter que toute lucidité ne soit stérile, ou que le soleil des indépendances n’échoue dans une autre dépendance, la pire de toutes, celle qui se croit libre dessous un hymne national, un drapeau, des frontières, une fièvre nationaliste. Son livre, Les damnés de la terre nous disait, et nous dit encore : attention, les exigences qui s’imposent à notre élan vers plus d’humanité sont plus subtiles et plus complexes qu’une seule décolonisation, et que toute action ne vaut qu’en ce qu’elle est, même en tremblant, puissamment radicale.

4 – Enfin, mon Frantz Fanon : celui du dépassement. Il est évident qu’il su deviner tous les pièges des réactions primaires et des urgences aveugles. Il s’est écarté du masque noir. Il s’est écarté de la simple rébellion. Il s’est écarté de la haine et de la rancœur. Il n’a jamais été esclave de l’esclavage. Il n’a jamais été dupe de cette décolonisation qui ne décolonisait pas le colonisateur. Et il a toujours eu l’intuition qu’un colonisé décolonisé ne suffisait pas à faire un homme –– un homme qu’il appelait d’emblée à être neuf, à être nouveau, à être total. Et quand il demande à son corps de demeurer un homme qui toujours questionne et se questionne, c’est qu’il ne s’agissait pas pour lui de s’installer dans les fictions d’un post-colonialisme. Il avait deviné que le colonialisme, ses faits et ses méfaits, n’étaient qu’une poussière dans le vaste et très profond séisme qui allaient dramatiquement relier les peuples, les peaux, les cultures, les civilisations et leurs histoires, dans une irréversible marée d’entremêlements, de chocs génériques, d’abîmes génésiques, et donc de relations.

Et je me souviens de ce « nous autres algériens » qu’il employait en s’adressant au monde, je me souviens aussi du nom arabe qui avait remplacé le sien dans ses articles et ses diatribes. Cela ne voulait pas dire, comme je l’ai cru, qu’il nous avait abandonnés, nous les bâtards, nous les peuples composites, nous qui étions très difficiles à définir car surgis de la colonisation, dans la colonisation. Cela ne voulait pas dire qu’il s’était refugié (comme je l’ai pensé en d’autres temps), dans une identité atavique plus lisible, porteuse de plus de certitudes, et donc plus confortable. Je pense maintenant que cela signifiait que « quelque chose » s’était ouvert en lui. Et ce « quelque chose » n’était rien d’autre que cet arbre que nous devrions tous aujourd’hui tenter de découvrir en nous.
Je veux parler de l’arbre relationnel.
L’ancien arbre généalogique nous cantonnait dans les branches et les feuilles d’une lignée intangibles d’ancêtres, de traditions, de genèses et de cosmogonies monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d’une racine unique qui nous plantait dans une seule terre natale. L’arbre relationnel lui, nous déploie sur un treillis des racines, des racines en rhizomes, et qui au gré de nos errances, ou de nos expériences, nous offrent plusieurs terres natales. L’arbre relationnel nous autorise même à choisir la terre natale qui nous convient le mieux, et même à en changer si notre relation aux fluidités du monde se retrouve à changer. Les branches et les feuillages de l’arbre relationnel sont une constellation de dieux, de langues, de lieux, de pays, de facettes culturelles, d’éclats de civilisations, d’aveuglements individuels et de lucidités toute personnelles, et tout cela est ouvert sur le vertige d’un monde globalisé et explosé continûment en nous.
Phénomène que Glissant appelait « le Tout-Monde ».
Dans l’arbre relationnel de Fanon, il y avait l’homme nouveau, l’homme neuf, l’homme total vibrant aux harmonies cosmiques qu’il appelait de ses vœux, et qui n’est rien d’autre à mon sens que l’homme de la relation. Dans le bruissement d’appartenances et de diversités qui constituent le feuillage de son arbre, il y a deux petites feuilles, éloignées l’une de l’autre, mais qui frémissent l’une vers l’autre avec intensité.
Deux petites feuilles : une côté cœur, une côté sève.
Côté cœur, il y a l’Algérie, là où il a voulu être enterré ; et coté sève, je vois la Martinique. Mais c’est sans doute l’inverse … peut-être aussi qu’elles sont toutes les deux placées du côté cœur… nul ne le saura jamais … mais ce détail n’a aucune importance quand il s’agit d’un homme de relation.

Patrick CHAMOISEAU
24 10 11.
Discours prononcé en hommage à F. Fanon,
au congrès international d’addictologie, à Fort de France.